Journal Minsky, pour les ingénieurs économistes

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28
30
août
2015

Cher journal,

Aujourd'hui, je voudrais te parler d'un économiste pour lequel j'ai une grande estime. Comme tu peux te l'imaginer, si j'en parle ici, c'est que le bonhomme est un brin iconoclaste. Gagné.

Le monsieur s'appelle donc Steve Keen. Je viens de finir son bouquin récemment traduit en français : « L'imposture économique » dont la lecture est passionnante et accessible pour ce genre d'ouvrage et que je conseillerais à tout étudiant en économie. Avec un titre pareil, on pourrait s'attendre aux élucubrations d'un illuminé, mais on en est loin, très loin. L'homme est professeur d'économie et il a eu le temps de mûrement réfléchir son affaire, puisqu'il a commencé à formuler ses vues dans les années 90 et que le livre en est à sa seconde édition.

Le livre

Alors que contient ce livre ? Pas moins que la destruction en règle de toute « l'imagerie d'Épinal » de l'économie qu'on enseigne dans le cycle secondaire dans le monde entier, dans le mouvement de pensée qu'on nomme néoclassique. Ce qui m'a le plus frappé dans cette charge est le fait qu'il présente ces dogmes de manière simple et qu'à leur lecture, on se demande bien ce qui peut passer par la tête des économistes majeurs. Ces assertions sont très largement documentée par des citations d'ouvrages de référence.

Pour une personne étrangère à l'économie (ayant passé un bac C, j'ai eu droit à une introduction à l'économie en seconde, dont je ne me souviens rien) et armée d'un cursus d'ingénieur, le discours de ce professeur est tout à fait compréhensible, ce qui rend encore moins compréhensible les choix de la théorie de l'économie mainstream actuelle. Celle-ci est qualifiée de « produit de l'imagination dérangée de théoriciens en chambre, non informés et inexpérimentés ». Et encore, quand on n'a pas l'impression que cela tient plus de la mauvaise foi ou de l'erreur mathématique…

Les influences

Pour diverger de ce courant de pensée, Steve Keen se réclame de plusieurs influences qui pourraient le faire passer pour un hurluberlu

De Marx, il a retiré une notion de cycle du capital que les Marxistes eux-même rejetteraient Il part du modèle dont Marx a ébauché à la fin de sa vie, qui introduit deux boucles : Argent->Matière->Argent (cycle de production) et Matière->Argent->Matière (cycle du troc), qui se différencient de la pensée dominante par l'apparition du cycle de production.

De Keynes, il a surtout tiré que le futur ne peut pas être prédit à moyen terme en fonction du passé. Autrement dit, peu de processus économiques sont ergodiques et les espérances rationnelles ne sont pas assimilable à des moyennes statistiques.

De Sraffa, il a tire le fait que la macroéconomie doit rester une science entière qui ne peut pas être déduite de la microéconomie. On ne peut pas passer à l'échelle des concepts simples au niveau agrégé

De Minsky enfin, il a tiré l'idée que l'économie n'est pas, contrairement à l'affirmation dogmatique une « science » de l'équilibre, mais bien une science du chaos qui doit se recaler dans notre époque avec nos connaissances sur la complexité et abandonner des préceptes issus de ses origines du XVIIIe siècle.

Des résultats

C'est bien beau, tout ça me diras-tu, mais où cela nous mène-t-il ? La réponse est en deux parties.

La première bonne raison de lire ce livre et d'écouter le discours de l'homme, c'est qu'en prenant le parti de décrire le monde économique avec une approche nouvelle qui prend en compte, entre autres :

  • la finance (je suis encore effaré de l'absence de banque dans le modèle néoclassique)
  • l'aspect psychologique des politiques d'investissement
  • le fait que l'économie n'est pas linéaire et à l'équilibre mais repose sur des équations non-linéaires,

Steve Keen a pu, comme quelques autres prédire la crise des subprimes, et encore plus récemment la crise chinoise, crises qu'il appelle des crises de la dette privée, là où l'économie néoclassique n'y voyait rien.

L'autre volet des résultats, c'est que pour modéliser correctement ses systèmes, Keen s'est appuyé initialement sur des logiciels d’ingénierie du signal, tels que Simulink et Vissim. Mais l'utilisation de ces outils dans sa spécialité touchant rapidement des limites, il a décidé de lancer le développement d'un outil similaire mieux adapté à l'économie.

Ce logiciel s'appelle Minsky, et il est libre ! On trouve ses sources sur

et des paquets pour vos distribs sont disponibles à :

http://software.opensuse.org/download.html?project=home%3Ahpcoder1&package=minsky

Il reste pas mal de boulot, donc avis aux amateurs !

Steve Keen a aussi une chaîne Youtube pour ceux que l'anglais ne rebute pas.

https://www.youtube.com/user/ProfSteveKeen

De nombreuses vidéos de ses sessions permettent de ce faire déjà une première opinion.

  • # Condition nécessaire : entropie

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 3.

    Pour moi, la condition nécessaire d'un système économique est qu'il soit basé sur la réalité !

    Ça veut simplement dire que l'entropie et le fait qu'elle augmente nécessairement dans un système complet doit être pris en compte. Je conseille de lire The Entropy Law and the Economic Process de Nicholas Georgescu-Roege qui parle de la base entropique du système économique, et explore certaines manières de « récolter » de l'entropie et la manière dont on peut imaginer l'évolution du système économique (croissance, stabilité ou décroissance).

  • # drole de façon de dire que c'est tardive

    Posté par  . Évalué à 5.

    Juste pour parler de ce que je sais. Concernant la remarque sur le cycle Argent-Marchandise-Argent de Marx. Elle n'est pas si tardive que ça, Elle apparait dans les premiers chapitres du Capital (genre 3 ou 4, première section en tout cas). Il est très important d'avoir en tête ce cycle car il permet de d'insérer la théorie de la valeur ajouté ; parce que bon, échanger de l'argent pour de l'argent n'a aucun sens à moins que c'est pour récupérer plus d'argent que misé au départ. En tout cas c'est une partie fondamental de la pensée de Marx.

    J'ai l'impression que le monsieur a une lecture peut-être un peu trop rapide du Marx.

    • [^] # Re: drole de façon de dire que c'est tardive

      Posté par  . Évalué à 5.

      S'il y a des erreurs, ce sont sûrement les miennes, pas les siennes.

      Ce n'était pas sur ces cycles que Keen reprend Marx, mais sur l'origine de la plus-value. Je me suis trompé et j'avoue que sur cette partie, je n'ai pas été aussi attentif.

  • # Un point de vue libéral (autrichien) sur cet ouvrage

    Posté par  . Évalué à 3.

    Dans The Review of Austrian Economics, les économistes Robert P. Murphy et Gene Callahan ont un avis plus mesuré sur le livre ; l'article est disponible ici à la lecture : https://www.gmu.edu/depts/rae/archives/VOL16_4_2003/6_BR_Murphy.pdf

    • [^] # Re: Un point de vue libéral (autrichien) sur cet ouvrage

      Posté par  . Évalué à 1.

      Document intéressant par plusieurs aspects :

      • C'est une critique de la première édition. Dans la seconde, Keen explique qu'il a essayé de répondre aux diverses critiques et remarques sur la première édition. Il en parle à plusieurs reprises, mais il manquait le contenu de ces remarques.
      • La critique reste bien ancrée sur des conceptions que Keen a rejetées. De mon point de vue, il reste une incompréhension due à un changement de paradigme que les auteurs n'ont pas pas franchi (par ex., l'utilisation de "ceteris paribus"). D'ailleurs, ils qualifient Keen de néoclassique…
      • L'accusation d'idéologie est plutôt drôle, je trouve, car Keen ne se défend pas d'idéologie, mais accuse les néoclassiques de s'en défendre !
      • Je crois me rappeler que dans la seconde édition, les autrichiens ont aussi droit à leur ration d'étrillage… Juste retour des choses non ? ;-)

      Au final, je ne prétends pas que Keen détienne la Vérité. Lui-même considère que son modèle a des défauts, comme l'absence de l'action gouvernementale, des schémas de Ponzi ou de l'énergie (ce que Gaël Giraud intègre). Néanmoins, il met clairement en lumière les trous encore plus béants de la théorie néoclassique, prônée et mise en pratique par les directeurs successifs des grandes banques centrales (ils en prennent pour leur grade), et a le mérite de chercher à proposer une alternative réaliste, qui a déjà apporté des résultats dans la vraie vie.

      • [^] # Re: Un point de vue libéral (autrichien) sur cet ouvrage

        Posté par  . Évalué à 5.

        les trous encore plus béants de la théorie néoclassique, prônée et mise en pratique par les directeurs successifs des grandes banques centrales

        La théorie néoclassique, c’est de la microéconomie. Les directeurs des banques centrales se basent plutôt sur des modèles macroéconomiques.

  • # Prédiction

    Posté par  . Évalué à 10.

    Steve Keen a pu, comme quelques autres prédire la crise[…]

    Ouais, les économistes ne sont pas si mauvais qu’on le dit : ils ont prédit sept des cinq dernières crises…

    • [^] # Re: Prédiction

      Posté par  (site web personnel) . Évalué à 8.

      Et à la différence de la météo, tu peux te débrouiller pour changer l'économie pour éviter les dites crises.

      Mais bon, c'est comme la loterie ces prédictions : 1 million fait des prédictions, 5 ont bons, alors ils écrivent un livre, mais ça veut pas dire qu'ils avaient tout compris, mais qu'ils étaient chanceux.

      • [^] # Re: Prédiction

        Posté par  . Évalué à 5.

        Il y a quand même beaucoup de crises économiques qui sont très facilement prévisibles, et où il ne sert à rien d'être économiste ni d'écrire un livre pour cela. Par exemple, pour une bulle immobilière, il suffit de voir si les banques prêtent facilement ou non des prêts à quarante ans taux variable, comme ce qui s'est passé en Espagne par exemple : ça sentait le moisi des années avant l'éclatement officiel de la bulle. Ce qui est difficile à prédire exactement (même pour les économistes), c'est le moment précis où ça éclate, et comment ça va se passer exactement.

  • # Ingénieur et économie

    Posté par  . Évalué à 8.

    Pour résumer ma vision de l'économie et toutes ses variantes en une image, l'avant-dernier XKCD est parfait
    Syllogisme

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