Le petit alinéa sur la période espagnole visait à contester l'idée même d'une influence récente de la langue de Cervantès sur le français du Nord.
Mais, quant au fond, le verbe espagnol «callarse», signifie «se taire» et non «s'asseoir».
D'où tenez-vous que «caïelle» (ou «cahielle» ou «cahière») viendrait de l'espagnol ? L'origine la plus vraisemblable n'est-elle pas celle du latin «cathedra», qui a donné «chaière» (XIème), puis «chaire» et «chaise» ?
En Flandre française, la principale influence dialectale non francophone nest certainement pas langlais mais, comme il se doit, le flamand. «Wassingue» (pour ne prendre ici que lune des trois graphies de ce mot) ne vient donc pas de langlais «to wash» mais bien du flamand «wassen».
Cest dailleurs par lintermédiaire du parler de la Flandre française que certains mots flamands sont passés dans le français général, tels que «bélandre», «beaupré», ou «cabillaud».
Quant au mot «caielle», il n'a pas été apporté entre le XVIIème et le XXème siècle par les immigrés espagnols venus travailler dans les mines de charbon. La Flandre a été une possession espagnole de 1516 à 1713.
Puisque le sujet vous intéresse, voici quelques mots dialectaux du nord de la France provenant du flamand. Affaler : descendre (afvallen), alouan : mouffle de matelot (half-want), alle : anguille salée (aal), ardant : tadorne (ardeend), bading : corde qui relie les flottes au câble bordant les filets (binden : attacher), bauke : poutre (balk), bauwe : solive d'un flanc à l'autre du bateau (bouw : charpente), bélande ou bélandre : chaland (belanden : aborder), binder : attacher (binden), blaquer : fumer la pipe (blaken : brûler), bopraye : beaupré, mât du foc (boegspriet), bourcet : grande voile (boegzeil), bracque : écueil (braak), buquer : frapper (buken), buise : tuyau de cheminée (buis), captennes : filets déchirés (kappen : couper), dog : dock (dok), draige : filet de pêche (dregge), drife : dérive (drijven), dringuer : heurter (dringen), dunne : dune (duin), dwèle : serpillière (dweil), dwéler : laver avec une serpillière (dweilen), ébe : marée descendante (eb), écope (schop : pelle), écraper : gratter (schrappen), écore : comptage du poisson (scoren), écorage, écorer (scoren), écoreur (scorer), élinguer : jeter (slingeren), énar : corde (snaar), énette : cane (eend), éplinguer : éclabousser (springen), escope : sorte de pelle servant à ramasser le hareng (schop : pelle), étombir : engourdir (stompen), étoquer : s'étrangler (stokken), flaquer : couper et mettre à plat une morue (vlakken : aplatir), flauwe : faible (flauwe), flobard ou flobart (vlotbaar : «flottable», petit bateau), flot : marée montante (vloed), foc : voile davant (fok), foyus : fête de départ à la course (foyehuys), fraice : frais (fris), frégard : terrain public près du port (vrijgaert), garnade : crevette (garnaet), gatte : passe (gat), gringue : grimace (grijns), habe : port (have), huaise : corde de manne (wisse), incaquer : ranger des poissons dans une caisse (kaken), cabillaud : morue (kabeljauw), kake : tonneau de hareng (kaak), kakestête : mâchoire de morue (kakestik), karer : éviscérer (kaken), kakeur : homme qui éviscère, aiglefin (schelvis), kaye : quai (kaai), kinntous : coqueluche (kinkhoest), kile : quille de bateau (kiel), mande : panier (mand), mauwe : gabarit (mal), minder : baisser le filet (minderen), minke : halle de la criée (minke), moke : tasse à boire (mok : aiguière), nauwe : mauvais (nauw : offensant), oman : maman (orna : grand-maman), pèke : saumure (pekel), pèksale : pêche au maquereau avec salaison à bord (peleken : saler), pinte : mesure de capacité de moules (pint), pluquer : chipoter (pulkeren), pote : grand panier à poisson (bote), povère : pauvre (pover), ra : endroit où dorment les matelots (ra vergue), rabin : noeud qui ferme le cul du chalut (raband), ralingue : cordage (raleng), reupe : rot (rup), rime : gelée blanche (rijm), faire sin rinkinkin : se rebiffer (rinkinken : faire du bruit), rôle : liste des noms d'un équipage (rol : registre), rouf : abri sous le pont d'un bateau (roef), sore : roux, jaunâtre (soor : jaune brun), soret : hareng fumé (zoor : desséché), tercq : goudron (teer), trale : chalut (treil : cordages), traler : chaluter (treilen : virer), waze : vase de mer (wase), wassingue : serpillière (wassen : laver), zèpe : savon mou, savon noir (zeep :savon).
Au cinquième alinéa en commençant par la fin, c'est par erreur que 1269 a été écrit. Corrigez par : 1279 («mil cc sissante dis et nuef»).
Et, dans l'ensemble du message, il fallait écrire «vicésimale» (comme à l'alinéa 10), et non «vicémale» (comme aux al. 12 et 15) ni «vicimale» (al. 16).
Ce sont sans doute là des illustrations, bien involontaires, des méfaits de cette numération. En 1945, le Ministère de l'Éducation nationale avait d'ailleurs recommandé à tous les instituteurs de France d'abandonner les derniers vestiges du système vicésimal. Sans succès.
Je crains que vous ne commettiez trois erreurs en un seul mouvement : considérer comme seul français lusage que vous connaissez, le considérer comme seul élégant, et lattribuer au monde entier. Pour le dire gentiment, vous vous montrez le digne héritier de La Bruyère, qui affirme dans la préface de ses «Caractères » que lobservation de la cour de France vaut pour le genre humain tout entier, et quil nest donc pas nécessaire de quitter Versailles pour avoir sur toute chose une opinon avertie.
À vous lire, on pourrait croire en effet que lusage en France a toujours été ce quil est devenu depuis deux siècles seulement. De plus, vous affirmez que soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont beaucoup plus élégants que septante, huitante et nonante, et quau demeurant cest ainsi que lon sexprime en espagnol et dans les autres langues latines (si par la périphrase «le français se rapproche plus des langues latines» vous avez bien voulu dire «le français de France se rapproche plus des langues latines»).
Voilà qui réclame quelques corrections.
Commençons par les choses simples : la façon dont on compte dans les autres langues latines. Par souci de brièveté, on limitera le rappel au latin, à litalien, à lespagnol et au portugais.
En latin on dira sexaginta (60), septuaginta (70), octoginta (80), nonaginta (90). Notons que le latin est moins simple quil ny paraît puisque certains nombres se disent de deux façons. Par exemple 99 se dit nonaginta novem ou undecentum (quon pourrait traduire par «cent moins un»).
En italien nous disons sessanta (60), settanta (70), ottanta (80), novanta (90). En espagnol, sesenta (60), setenta (70), ochenta (80), noventa (90). En portugais, sessenta (60), setenta (70), oitenta (80), noventa (90).
Pour la petite histoire, à Malmedy (en Belgique), on peut entendre: soixante, septante, ottante, nonante.
De ce rapide tour dhorizon, nous pouvons déjà conclure que lactuel usage hexagonal est isolé au sein des principales langues latines. Sil est élégant (comme vous le croyez, Monsieur Tramo), il doit sagir dune élégance rare, qui a dû échapper au reste du monde latin.
Cet isolement est-il général, ou rencontre-t-on dans dautres langues la curieuse numération vicésimale (cest-à-dire en base 20) ? Elle est dun emploi général en basque ; on la rencontre aussi en breton, en danois et dans les langues caucasiennes.
Une mienne amie, compatriote de Paul Auster, se moquait récemment devant moi du ridicule «quatre-vingts» usité en France, en Belgique, et dans les anciennes colonies de ces deux pays. Pour me faire lavocat du diable, je lai mise au défi de me réciter le début de la Gettysburg Address, ce discours prononcé en 1863 par Lincoln sur le champ de bataille de Gettysburg, discours fondateur, dit-on, de la nation américaine, et que tous les petits écoliers américains doivent apprendre par cur. Elle sexécuta et sinterrompit bien vite : «Four score and seven years ago ...» («Il y a quatre vingt et sept ans dici, ...»).
Le mot «score» («vingt» en vieil anglais) est ici employé pour compter selon la numération vicémale, qui, en anglais comme en français, provient du celte (comme le rappelle pertinemment Gyhelle, avec une légère approximation).
Selon cette numération (comme le dit Wismerhill, qui ne recule pas devant langlicisme «consistant»), 30 se dit vingt-dix ; 40, deux-vingts ; 50, deux-vingt-dix ; 60, trois-vingts ; 70, trois-vingt-dix ; 80, quatre-vingts ; 90, quatre-vingt-dix ; 100, cinq-vingts ; 120, six-vingts ; ... 300, quinze-vingts.
À propos de Wismerhill, il faut corriger lun de ses arguments. Il part en effet de lidée que lemploi des chiffres arabes commande nécesssairement la numération décimale. Pourtant, on peut parfaitement employer les chiffres arabes dans dautres bases : nos ordinateurs comptent en base 2 et en chiffres arabes. Et, depuis Babylone, il y a 60 secondes dans une minute et 60 minutes dans une heure : cela nempêche pas nos horloges dafficher des chiffres arabes ou romains. Ce que veut sans doute dire Wismerhill,cest quau-delà de la base 10, les chiffres arabes doivent être complétés dautres signes, qui viennent séparer le rang des unités, celui des bases, des carrés, celui des cubes, etc. Par exemple, pour donner lheure en base soixante (comme cest lusage), on peut commodément employer le deux-points pour séparer les secondes, minutes, et les heures (13:31:45). La même remarque vaut pour les chiffres romains : au Moyen-Âge en France, pour écrire 138, on écrivait VI.XX.XVIII (ou VI XX XVIII) et on prononçait six-vingt-dix-huit.
Notons lincohérence de «soixante-dix», qui mélange la numération décimale («soixante» et non «trois-vingts») et la numérotation vicémale («60-dix» et non «septante»). Cette confusion est ancienne : on la rencontre déjà dans les archives administratives de la ville de Reims en 1269 («mil cc sissante dis et nuef»). Elle a traversé les siècles et elle a désormais établi son empire sur la population de lHexagone.
La numération vicimale, dorigine celte, et la décimale, dorigine latine, ont coexisté en français jusquen 1820 environ. En témoignent le nom de lhospice que Saint-Louis avait fait construire en 1254 à Paris pour quy soient soignés 300 soldats revenus de Croisade en y ayant perdu la vue : le fameux Hôpital des Quinze-Vingts.
On trouve «vingt-dix-neuf ans» (39) dans les registres de létat civil de Saint-Jean de Beugné en 1813, «trois-vingt-dix» (70) dans des registres paroissiaux du Mus, en 1692, «quatre-vingt» (80) chez Pascal, «quatre-vingt-dix» (90) chez Voltaire; «six-vingt» (120) chez Racine, Fénelon et La Bruyère, «XII vins» (240) et «XIIII XX »(280) chez Joinville (XIIème siècle) ; «treize vingt et douze» (272) chez Le Roux de Lincy (XIIème siècle).
On trouve «septante» chez Molière (Le Bourgeois gentilhomme, III, 4) et chez Bossuet ; «huitante» chez Castil-Blaze (première moitié du XIXème) et dans des lettres royales du XIVème siècle ; «nonante» chez Voltaire (qui, comme on la dit ci-dessus, employait aussi «quatre-vingt-dix»).
Tout cela relativise beaucoup vos protestations de bon goût et délégance, Monsieur Tramo.
Vous vous étonnez que «Bruxelles» se prononce «Brussel» et non «Bruksel». Me permettez-vous de vous demander combien font 30 et 30 ? «Soissante» ou «soiksante» ?
En vérité, vous négligez que le français, contrairement à litalien, donne aux lettres des prononciations très variables. Ne prenons que lexemple que vous avez choisi pour cible : la lettre X.
1.- Elle se prononce KS dans les mots suivants : axe, taxe, Ixelles, xylophone, xénophobie, Xertigny, Xaintois, Aix, extraordinaire.
2.- Elle se pronce SS dans les mots suivants : soixante, Bruxelles, Auxerre, Xaintrailles, Xerxès (2ème x), Auxois, Auxonne.
3.- Elle se prononce GZ dans les mots suivants : exercice, examen, exécrable, xanthie, Xerxès (1er x), exutoire, exécrer les exécutions.
4.- Elle se prononce K dans le mot suivant : xérès (selon lAcadémie).
5.- Elle se prononce Z dans les mots suivants : deuxième, dixième, sixième.
6.- Elle ne se prononce pas dans les mots suivants : deux, aulx, eaux.
[^] # Re: Si vous comptez vous rendre en Belgique...
Posté par Capocchio . En réponse au journal Si vous comptez vous rendre en Belgique.... Évalué à 1.
Le petit alinéa sur la période espagnole visait à contester l'idée même d'une influence récente de la langue de Cervantès sur le français du Nord.
Mais, quant au fond, le verbe espagnol «callarse», signifie «se taire» et non «s'asseoir».
D'où tenez-vous que «caïelle» (ou «cahielle» ou «cahière») viendrait de l'espagnol ? L'origine la plus vraisemblable n'est-elle pas celle du latin «cathedra», qui a donné «chaière» (XIème), puis «chaire» et «chaise» ?
Je suis impatient de lire vos explications.
Bien à vous,
Capocchio
[^] # Re: Si vous comptez vous rendre en Belgique...
Posté par Capocchio . En réponse au journal Si vous comptez vous rendre en Belgique.... Évalué à 1.
En Flandre française, la principale influence dialectale non francophone nest certainement pas langlais mais, comme il se doit, le flamand. «Wassingue» (pour ne prendre ici que lune des trois graphies de ce mot) ne vient donc pas de langlais «to wash» mais bien du flamand «wassen».
Cest dailleurs par lintermédiaire du parler de la Flandre française que certains mots flamands sont passés dans le français général, tels que «bélandre», «beaupré», ou «cabillaud».
Quant au mot «caielle», il n'a pas été apporté entre le XVIIème et le XXème siècle par les immigrés espagnols venus travailler dans les mines de charbon. La Flandre a été une possession espagnole de 1516 à 1713.
Puisque le sujet vous intéresse, voici quelques mots dialectaux du nord de la France provenant du flamand. Affaler : descendre (afvallen), alouan : mouffle de matelot (half-want), alle : anguille salée (aal), ardant : tadorne (ardeend), bading : corde qui relie les flottes au câble bordant les filets (binden : attacher), bauke : poutre (balk), bauwe : solive d'un flanc à l'autre du bateau (bouw : charpente), bélande ou bélandre : chaland (belanden : aborder), binder : attacher (binden), blaquer : fumer la pipe (blaken : brûler), bopraye : beaupré, mât du foc (boegspriet), bourcet : grande voile (boegzeil), bracque : écueil (braak), buquer : frapper (buken), buise : tuyau de cheminée (buis), captennes : filets déchirés (kappen : couper), dog : dock (dok), draige : filet de pêche (dregge), drife : dérive (drijven), dringuer : heurter (dringen), dunne : dune (duin), dwèle : serpillière (dweil), dwéler : laver avec une serpillière (dweilen), ébe : marée descendante (eb), écope (schop : pelle), écraper : gratter (schrappen), écore : comptage du poisson (scoren), écorage, écorer (scoren), écoreur (scorer), élinguer : jeter (slingeren), énar : corde (snaar), énette : cane (eend), éplinguer : éclabousser (springen), escope : sorte de pelle servant à ramasser le hareng (schop : pelle), étombir : engourdir (stompen), étoquer : s'étrangler (stokken), flaquer : couper et mettre à plat une morue (vlakken : aplatir), flauwe : faible (flauwe), flobard ou flobart (vlotbaar : «flottable», petit bateau), flot : marée montante (vloed), foc : voile davant (fok), foyus : fête de départ à la course (foyehuys), fraice : frais (fris), frégard : terrain public près du port (vrijgaert), garnade : crevette (garnaet), gatte : passe (gat), gringue : grimace (grijns), habe : port (have), huaise : corde de manne (wisse), incaquer : ranger des poissons dans une caisse (kaken), cabillaud : morue (kabeljauw), kake : tonneau de hareng (kaak), kakestête : mâchoire de morue (kakestik), karer : éviscérer (kaken), kakeur : homme qui éviscère, aiglefin (schelvis), kaye : quai (kaai), kinntous : coqueluche (kinkhoest), kile : quille de bateau (kiel), mande : panier (mand), mauwe : gabarit (mal), minder : baisser le filet (minderen), minke : halle de la criée (minke), moke : tasse à boire (mok : aiguière), nauwe : mauvais (nauw : offensant), oman : maman (orna : grand-maman), pèke : saumure (pekel), pèksale : pêche au maquereau avec salaison à bord (peleken : saler), pinte : mesure de capacité de moules (pint), pluquer : chipoter (pulkeren), pote : grand panier à poisson (bote), povère : pauvre (pover), ra : endroit où dorment les matelots (ra vergue), rabin : noeud qui ferme le cul du chalut (raband), ralingue : cordage (raleng), reupe : rot (rup), rime : gelée blanche (rijm), faire sin rinkinkin : se rebiffer (rinkinken : faire du bruit), rôle : liste des noms d'un équipage (rol : registre), rouf : abri sous le pont d'un bateau (roef), sore : roux, jaunâtre (soor : jaune brun), soret : hareng fumé (zoor : desséché), tercq : goudron (teer), trale : chalut (treil : cordages), traler : chaluter (treilen : virer), waze : vase de mer (wase), wassingue : serpillière (wassen : laver), zèpe : savon mou, savon noir (zeep :savon).
Bien à vous,
Capocchio.
[^] # Re: Si vous comptez vous rendre en Belgique...
Posté par Capocchio . En réponse au journal Si vous comptez vous rendre en Belgique.... Évalué à 1.
Au cinquième alinéa en commençant par la fin, c'est par erreur que 1269 a été écrit. Corrigez par : 1279 («mil cc sissante dis et nuef»).
Et, dans l'ensemble du message, il fallait écrire «vicésimale» (comme à l'alinéa 10), et non «vicémale» (comme aux al. 12 et 15) ni «vicimale» (al. 16).
Ce sont sans doute là des illustrations, bien involontaires, des méfaits de cette numération. En 1945, le Ministère de l'Éducation nationale avait d'ailleurs recommandé à tous les instituteurs de France d'abandonner les derniers vestiges du système vicésimal. Sans succès.
[^] # Re: Si vous comptez vous rendre en Belgique...
Posté par Capocchio . En réponse au journal Si vous comptez vous rendre en Belgique.... Évalué à 1.
Je crains que vous ne commettiez trois erreurs en un seul mouvement : considérer comme seul français lusage que vous connaissez, le considérer comme seul élégant, et lattribuer au monde entier. Pour le dire gentiment, vous vous montrez le digne héritier de La Bruyère, qui affirme dans la préface de ses «Caractères » que lobservation de la cour de France vaut pour le genre humain tout entier, et quil nest donc pas nécessaire de quitter Versailles pour avoir sur toute chose une opinon avertie.
À vous lire, on pourrait croire en effet que lusage en France a toujours été ce quil est devenu depuis deux siècles seulement. De plus, vous affirmez que soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont beaucoup plus élégants que septante, huitante et nonante, et quau demeurant cest ainsi que lon sexprime en espagnol et dans les autres langues latines (si par la périphrase «le français se rapproche plus des langues latines» vous avez bien voulu dire «le français de France se rapproche plus des langues latines»).
Voilà qui réclame quelques corrections.
Commençons par les choses simples : la façon dont on compte dans les autres langues latines. Par souci de brièveté, on limitera le rappel au latin, à litalien, à lespagnol et au portugais.
En latin on dira sexaginta (60), septuaginta (70), octoginta (80), nonaginta (90). Notons que le latin est moins simple quil ny paraît puisque certains nombres se disent de deux façons. Par exemple 99 se dit nonaginta novem ou undecentum (quon pourrait traduire par «cent moins un»).
En italien nous disons sessanta (60), settanta (70), ottanta (80), novanta (90). En espagnol, sesenta (60), setenta (70), ochenta (80), noventa (90). En portugais, sessenta (60), setenta (70), oitenta (80), noventa (90).
Pour la petite histoire, à Malmedy (en Belgique), on peut entendre: soixante, septante, ottante, nonante.
De ce rapide tour dhorizon, nous pouvons déjà conclure que lactuel usage hexagonal est isolé au sein des principales langues latines. Sil est élégant (comme vous le croyez, Monsieur Tramo), il doit sagir dune élégance rare, qui a dû échapper au reste du monde latin.
Cet isolement est-il général, ou rencontre-t-on dans dautres langues la curieuse numération vicésimale (cest-à-dire en base 20) ? Elle est dun emploi général en basque ; on la rencontre aussi en breton, en danois et dans les langues caucasiennes.
Une mienne amie, compatriote de Paul Auster, se moquait récemment devant moi du ridicule «quatre-vingts» usité en France, en Belgique, et dans les anciennes colonies de ces deux pays. Pour me faire lavocat du diable, je lai mise au défi de me réciter le début de la Gettysburg Address, ce discours prononcé en 1863 par Lincoln sur le champ de bataille de Gettysburg, discours fondateur, dit-on, de la nation américaine, et que tous les petits écoliers américains doivent apprendre par cur. Elle sexécuta et sinterrompit bien vite : «Four score and seven years ago ...» («Il y a quatre vingt et sept ans dici, ...»).
Le mot «score» («vingt» en vieil anglais) est ici employé pour compter selon la numération vicémale, qui, en anglais comme en français, provient du celte (comme le rappelle pertinemment Gyhelle, avec une légère approximation).
Selon cette numération (comme le dit Wismerhill, qui ne recule pas devant langlicisme «consistant»), 30 se dit vingt-dix ; 40, deux-vingts ; 50, deux-vingt-dix ; 60, trois-vingts ; 70, trois-vingt-dix ; 80, quatre-vingts ; 90, quatre-vingt-dix ; 100, cinq-vingts ; 120, six-vingts ; ... 300, quinze-vingts.
À propos de Wismerhill, il faut corriger lun de ses arguments. Il part en effet de lidée que lemploi des chiffres arabes commande nécesssairement la numération décimale. Pourtant, on peut parfaitement employer les chiffres arabes dans dautres bases : nos ordinateurs comptent en base 2 et en chiffres arabes. Et, depuis Babylone, il y a 60 secondes dans une minute et 60 minutes dans une heure : cela nempêche pas nos horloges dafficher des chiffres arabes ou romains. Ce que veut sans doute dire Wismerhill,cest quau-delà de la base 10, les chiffres arabes doivent être complétés dautres signes, qui viennent séparer le rang des unités, celui des bases, des carrés, celui des cubes, etc. Par exemple, pour donner lheure en base soixante (comme cest lusage), on peut commodément employer le deux-points pour séparer les secondes, minutes, et les heures (13:31:45). La même remarque vaut pour les chiffres romains : au Moyen-Âge en France, pour écrire 138, on écrivait VI.XX.XVIII (ou VI XX XVIII) et on prononçait six-vingt-dix-huit.
Notons lincohérence de «soixante-dix», qui mélange la numération décimale («soixante» et non «trois-vingts») et la numérotation vicémale («60-dix» et non «septante»). Cette confusion est ancienne : on la rencontre déjà dans les archives administratives de la ville de Reims en 1269 («mil cc sissante dis et nuef»). Elle a traversé les siècles et elle a désormais établi son empire sur la population de lHexagone.
La numération vicimale, dorigine celte, et la décimale, dorigine latine, ont coexisté en français jusquen 1820 environ. En témoignent le nom de lhospice que Saint-Louis avait fait construire en 1254 à Paris pour quy soient soignés 300 soldats revenus de Croisade en y ayant perdu la vue : le fameux Hôpital des Quinze-Vingts.
On trouve «vingt-dix-neuf ans» (39) dans les registres de létat civil de Saint-Jean de Beugné en 1813, «trois-vingt-dix» (70) dans des registres paroissiaux du Mus, en 1692, «quatre-vingt» (80) chez Pascal, «quatre-vingt-dix» (90) chez Voltaire; «six-vingt» (120) chez Racine, Fénelon et La Bruyère, «XII vins» (240) et «XIIII XX »(280) chez Joinville (XIIème siècle) ; «treize vingt et douze» (272) chez Le Roux de Lincy (XIIème siècle).
On trouve «septante» chez Molière (Le Bourgeois gentilhomme, III, 4) et chez Bossuet ; «huitante» chez Castil-Blaze (première moitié du XIXème) et dans des lettres royales du XIVème siècle ; «nonante» chez Voltaire (qui, comme on la dit ci-dessus, employait aussi «quatre-vingt-dix»).
Tout cela relativise beaucoup vos protestations de bon goût et délégance, Monsieur Tramo.
Bien à vous,
Capocchio.
[^] # Re: Si vous comptez vous rendre en Belgique...
Posté par Capocchio . En réponse au journal Si vous comptez vous rendre en Belgique.... Évalué à 1.
Vous vous étonnez que «Bruxelles» se prononce «Brussel» et non «Bruksel». Me permettez-vous de vous demander combien font 30 et 30 ? «Soissante» ou «soiksante» ?
En vérité, vous négligez que le français, contrairement à litalien, donne aux lettres des prononciations très variables. Ne prenons que lexemple que vous avez choisi pour cible : la lettre X.
1.- Elle se prononce KS dans les mots suivants : axe, taxe, Ixelles, xylophone, xénophobie, Xertigny, Xaintois, Aix, extraordinaire.
2.- Elle se pronce SS dans les mots suivants : soixante, Bruxelles, Auxerre, Xaintrailles, Xerxès (2ème x), Auxois, Auxonne.
3.- Elle se prononce GZ dans les mots suivants : exercice, examen, exécrable, xanthie, Xerxès (1er x), exutoire, exécrer les exécutions.
4.- Elle se prononce K dans le mot suivant : xérès (selon lAcadémie).
5.- Elle se prononce Z dans les mots suivants : deuxième, dixième, sixième.
6.- Elle ne se prononce pas dans les mots suivants : deux, aulx, eaux.
Bien à vous,
Capocchio.