Journal L'Homme-Machine selon Kraftwerk

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24
8
juil.
2020

Sommaire

Que se passe-t-il dans la musique électronique en 1978 ? Deux ans après Oxygène, Jean-Michel Jarre publie Equinoxe. Dans un style beaucoup plus industriel, The Normal chante "Warm Leatherette". Giorgio Moroder compose la bande originale du film Midnight Express, avec en particulier le morceau "Chase".

Quant à Kraftwerk, ils sortent l'album The Man-Machine, qui précède de trois ans Computer World 1 dont nous avions parlé au mois de mai. Je vous emmène donc cette fois à la frontière, perméable comme toutes les frontières, entre l'homme et la machine. Même dans le titre allemand, Die Mensch-Maschine, le tiret est là pour à la fois unir et séparer les deux mots, alors que les mots composés dans cette langue sont généralement formés en collant les mots.

La pochette

Le graphisme de la pochette est inspiré de l'œuvre de l'artiste russe El Lissitzky (1890-1941) 2, qui fait partie du suprématisme 3, mouvement créé par Malevitch. Le titre de l'album apparaît en quatre langues : anglais, russe, allemand, français. Les couleurs dominantes sont le rouge, le noir et le blanc. La version allemande est pressée sur vinyle rouge.

On notera sur l'arrière de la pochette des paroles en russe, я твой слуга я твой работник (c'est quand même bien l'Unicode…), issues du titre d'ouverture, dont nous reparlerons plus bas.

Les pistes de l'album

L'album est enregistré dans le studio privé de Kraftwerk, nommé Kling-Klang, à Düsseldorf 4. Il sort en deux langues: allemand et anglais 5. Vous pourrez trouver les paroles sur GENIUS (avec parfois des explications quand les paroles sont surlignées) :

Pour la suite de cet article, rendez-vous sur la chaîne YouTube officielle du groupe :
https://www.youtube.com/channel/UCkVewSfjK_M059iV88kYgiw

1. The Robots / Die Roboter

L'album s'ouvre sur l'un des titres les plus connus de l'album. Au-dessus d'une ligne de basse jouée par le séquenceur, de petites mélodies jouées staccato. Les Kraftwerk sont maîtres dans l'art de la mélodie courte, simple et inoubliable.

La voix de Ralf Hütter modifiée par vocodeur proclame froidement :

We're charging our battery
And now we're full of energy  

Voilà qui ne nous dépayse pas de 2020…

Puis le refrain :

We are the robots (en allemand : Wir sind die Roboter)
We're functioning automatic
And we are dancing mechanic  

Puis un pont avec quelques paroles en russe :

Я твой слуга (Ja tvoi sluga)
Я твой работник (Ja tvoi rabotnik)

Je suis ton serviteur, je suis ton ouvrier (rabotnik). Le mot robot provient d'une pièce de théâtre tchèque de 1920 : R. U. R. (Rossum's Universal Robots) 6. En slave ancien, rob c'est l'esclave.

Alors les robots proclament :

We are programmed just to do
Anything you want us to

Voilà qui évoque les paroles d'Ada Lovelace en 1853 : « La Machine Analytique n'a pas l'intention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous serons capables de lui ordonner d'exécuter. » Ou Alan Turing : « Les ordinateurs sont conçus pour remplir n’importe quelle tâche qu’un opérateur humain discipliné, mais dépourvu d’intelligence, pourrait accomplir. »

Enfin, il serait dommage de ne pas regarder le superbe clip vidéo de ce morceau (version allemande). Froideur robotique garantie :

https://www.youtube.com/watch?v=5DBc5NpyEoo

Les Kraftwerk iront même jusqu'à se faire remplacer sur scène par leurs mannequins articulés.

2. Spacelab

On part dans l'espace. Le film 2001, l'Odyssée de l'espace est sorti dix ans auparavant. Les années 70, c'est l'ère des premières stations spatiales : Saliout chez les Russes, Skylab chez les Américains. Les Européens commencent la construction du Spacelab en 1974, laboratoire sous forme de module à placer dans la soute de la future navette spatiale.

Au-dessus de la ligne de basse du séquenceur, des mélodies plus lentes de style classique. La voix vocodée répète simplement :

Spacelab

On peut penser aux robots humanoïdes testés depuis dix ans dans la station spatiale internationale pour aider les humains. Le dernier en date, robot Russe, s'appelle Fedor 7. Mais l'homme est-il fait pour vivre dans l'espace ? Ou vaut-il mieux y envoyer des machines ? La sonde Voyager 1 continue à nous envoyer ses données, à 22 milliards de km. Depuis la dernière mission lunaire en décembre 1972, l'homme est resté bloqué en orbite basse : même à son apogée, la station spatiale internationale n'est qu'à 420 km d'altitude, soit environ 6,7 % du rayon de la Terre…

3. Metropolis

Metropolis 8, c'est bien sûr le film de Fritz Lang sorti en 1927. Dans cette ville, il y a les hommes d'en haut et ceux d'en bas, asservis à la machine. Parmi les personnages principaux, il y a Rotwang, le savant fou, qui a une prothèse mécanique à la place de la main droite, et donne vie à son robot en y transférant l'énergie vitale de Maria, qui dirige la rébellion des ouvriers. Dans les sous-titre anglais du film, Rotwang désigne son robot par le terme Machine-Man…

Dans ce morceau, la voix n'est cette fois-ci pas vocodée et chante simplement :

Metropolis

Parmi les petites mélodies kraftwerkiennes, il me semble vraiment reconnaître celle du générique de fin de Blade Runner (1982) 9, film justement influencé par Metropolis. C'est Vangelis qui signe la bande originale du film de Ridley Scott, adaptation libre du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick (1966).

4. The Model / Das Modell

C'est le morceau le plus pop de l'album, et avec les paroles les plus développées. Le thème de la chanson, l'histoire d'un top model qui fait carrière, peut sembler à première vue à part dans l'album. Mais on est ici dans une certaine forme de déshumanisation, de réduction d'un être humain à une image:

For every camera, she gives the best she can
I saw her on the cover of a magazine

En français, top model nous amène au mot mannequin. Les Mannequins (Showroom Dummies, Schaufensterpuppen), c'est justement un des titres de l'album précédent, Trans Europe Express (1977), et qui lui aussi semble un peu hors du thème principal. Il s'agit de mannequins dans une vitrine, mais qui prennent vie, brisent la vitre et finissent même dans un club pour danser 10. Comme si Les Mannequins annonçaient l'album The Man-Machine et ses robots qui proclament « we are dancing mechanic. »

5. Neon lights / Neon Licht

Bien qu'inventés en 1910 par le patron d'Air Liquide, dans les années 70 les néons sont encore un symbole de modernité. C'est qu'il faudra attendre l'invention de la diode électroluminescente bleue dans les années 90 pour que l'on commence à envisager que les LED puissent servir à éclairer.

Les paroles parlent des lumières de la ville à la tombée de la nuit :

Neon lights
Shimmering neon lights
And at the fall of night
This city's made of light

Difficile de ne pas penser à la ville du futur Blade Runner.

6. The Man-Machine / Die Mensch-Maschine

Nous y voilà. Julien Offray de La Mettrie publie L'Homme Machine 11, sans tiret, en 1748. Il va bien au-delà du concept d'animal-machine de Descartes et conclut « hardiment que l'Homme est une Machine ; et qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance diversement modifiée. »

Man Machine
Pseudo-human being
Man Machine
Superhuman being

The man machine, machine
Machine, machine, machine  
...

Pseudo-humain comme les androïdes ? Surhomme comme l'homme-augmenté (h+) des transhumanistes 12 ? En tout cas, l'album se conclut par la répétition ad libitum du mot machine.

J'espère que ce voyage entre déshumanisation de l'humain et humanisation de la machine vous aura plu.

Références

  • # Ça m'a plu

    Posté par  (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 8.

    Très intéressant comme angle. Même si, à la réflexion, la musique de Kraftwerk ne me paraît pas (ou plus) si terriblement innovante à côté de celle d'un Cage, qui, lui-même était en fait moins innovant que certains compositeurs russes qui l'ont précédé (et je vous invite a aller jeter un coup d'oreille par là, Youtube, hélas, ce n'est pas de la musique robotique, c'est de la musique "totale"). Ça reste, néanmoins très écoutable et ça n'a pas vraiment vieilli.

    J'ignorais qu'ils étaient allés aussi loin dans le "genre robot".

    Oh, et puis :

    c'est quand même bien l'Unicode

    Oui, oui et re oui.

    « Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.

  • # я твой слуга я твой работник

    Posté par  . Évalué à 4.

    Je précise que cela ne signifie pas "c'est quand même bien l'Unicode" mais : "Je suis ton esclave, ton travailleur".
    Au passage j’apprends qu'en russe "travailleur" se dit "rabotnik" (работник), comme un certain méchant d'un jeu vidéo porté sur les robots…

    C'était l'incartade linguistique…

  • # funk

    Posté par  (Mastodon) . Évalué à 5.

    Que se passe-t-il dans la musique électronique en 1978 ? Deux ans après Oxygène, Jean-Michel Jarre publie Equinoxe. Dans un style beaucoup plus industriel, The Normal chante "Warm Leatherette". Giorgio Moroder compose la bande originale du film Midnight Express, avec en particulier le morceau "Chase".

    Tu oublies le mouvement Funk. En 1978 sort One Nation Under a Groove. Ils utilisaient certe encore beaucoup d'instruments accoustiques, mais avec un son très futuriste, des synthés Moog, des rythmes qui s'apparente à de la house (qui n'existe pas encore). D'ailleurs les membres des Belleville three, Juan Atkins, Kevin Saunderson et Derrick May, qu'ont considère commes les fondateurs de la techno de détroit citaient Parliament et Kraftwerk comme inspiration, expliquant que ce qu'ils essayaient de produire étaient l'équivalent d'enfermer Kraftwerk et Georges Clinton dans un ascenseur avec un séquenceur.

    Et 3 ans après ça donne des trucs comme Alleys of your Minds de Cybotron.

  • # En allemand

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 5.

    Je conseille aux gens intéressés d'écouter les chansons en allemand plutôt que les chansons en anglais. Kraftwerk a composé d'abord en allemand et l'anglais a ensuite été fait pour l'export, l'allemand sonne mieux avec leurs compositions je trouve.

  • # Klaus Schulze

    Posté par  . Évalué à 6.

    J'avoue ma méconnaissance de la musique électronique, mais je n'accroche pas vraiment sur Kraftwerk. Je vais quand même creuser. En tout cas merci pour tes journaux sur le sujet.

    Par contre j'accroche complétement sur la musique de Klaus Schulze et ses compéres de Tangerine Dream.

    J'ai découvert ce groupe avec la BO du film Thief de Michael Mann

    https://www.youtube.com/watch?v=D_mh4odasvE

    Il y a quelque vidéo de concerts de Klaus Schulze datant de cette époque sur YT qui valent le détour :

    https://www.youtube.com/watch?v=Kgt-D3tFMaQ

    C'est typiquement le genre de musique que je met quand je code un truc.

    En particulier la serie "La Vie Electronique"

    https://en.wikipedia.org/wiki/La_Vie_Electronique

    C'est beaucoup plus planant comme style.

    Chez les modernes, j'adore Biosphere. Je peux écouter des morceaux comme Poa Alpina pendant des heures en boucle : https://www.youtube.com/watch?v=94jABJjpDrc

    Eux je les avait découvert en écoutant le podcast de la planéte bleue :

    https://laplanetebleue.com/

    Et d'ailleurs, à l'occasion de ce commentaire, je viens de m'appercevoir que ce podcast, un temps arrêté, est relancé en mode radio libre !

    Faut pas gonfler Gérard Lambert quand il répare sa mobylette.

    • [^] # Re: Klaus Schulze

      Posté par  . Évalué à 3.

      Petit correctif à mon commentaire, en fait, ma mémoire m'a joué des tours, mais c'est avec Bluemars que j'ai découvert Biosphere et un tas d'autre artistes d'ambiant et de space music :

      La webradio d'origine n'existe plus, mais un passionné a remis en ligne une playlist des morceaux qu'elle diffusait :

      http://echoesofbluemars.org/

      C'est un peu le même habillage que la planète bleue, d'ou ma confusion.
      Mais c'est quand même vachement bien la planète bleue !

      Faut pas gonfler Gérard Lambert quand il répare sa mobylette.

    • [^] # Re: Klaus Schulze

      Posté par  (site web personnel) . Évalué à 1. Dernière modification le 10 juillet 2020 à 22:18.

      Merci pour le partage.

      Pourquoi l'un accroche sur Kraftwerk et Jean-Michel Jarre, l'autre sur Klaus Schulze, c'est un grand mystère de la musique… On peut reconnaître la qualité d'une musique sans que ça accroche, on peut apprécier sans avoir envie d'y revenir encore et encore… Y'a une résonance ou pas…

      J'essaierai d'écouter la Planète bleue.

      • [^] # Re: Klaus Schulze

        Posté par  . Évalué à 4. Dernière modification le 11 juillet 2020 à 07:23.

        C'est ça. En fait, c'est avant tout une rencontre. J'ai vraiment pris conscience de ça quand j'ai découvert Magma. En fait, j'avais un ami fan du groupe, qui n’arrêtai pas de tenter de me convertir, mais, je n'accrochais pas jusqu'au jour il a réussi à me trainer a un concert. Je m'en rappelle très bien. J'ai pris une telle baffe que j'ai plus loupé une seule occasion des les voir depuis. J'en ai profité pour convertir aussi quelque amis ayant l'esprit un peu ouvert point de vue musique.

        Concernant la Planète Bleue, ben j'en ai profité pour rattraper mon retard, et quelques remarques :

        Commence par l'émission du 6 juin, ça tombe bien, il y a justement un hommage appuyé a Kraftwerk : https://laplanetebleue.com/emission-979

        Le show était initialement diffusé sur la RTS et du coup, je pense qu'Yves Blanc devait y aller un peu mollo sur son coté militant écolo anar de gauche. Là il se lâche un peu plus. Enfin, c'est pas pour me déplaire complétement perso, mais je peux comprendre que ça coince en fonction de ses opinions personnelles sur ces sujets. Reste que sa ligne éditoriale est au top. Il le revendique lui-même, c'est axé sur les musiciens qui sont a l'intersection de la musique expérimentale et d'avant-garde avec la pop-culture, tout ça sur un fond de SF, que ce soit dans la littérature ou le cinéma. Je suis très content que ça continue et j’espère que ça va durer ! Et c'est grâce a ton journal que je suis retombé dessus alors encore merci à toi !

        Faut pas gonfler Gérard Lambert quand il répare sa mobylette.

  • # Edgar Froese, Aqua

    Posté par  . Évalué à 2.

    Ma jeunesse, et on écoutait ça plus que religieusement.. :)
    EDGAR FROESE (leader de Tangerine Dream), album solo:
    AQUA (1974)
    https://www.youtube.com/watch?v=jNWF50faO0s
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Aqua_(album_d%27Edgar_Froese)

  • # Messe pour le temps présent

    Posté par  . Évalué à 4.

    alors si on parle de vieilleries qui ont inspiré le monde et l'univers, il faut absolument parler d'un autre ovni qui a changé le monde (à l'époque mes parents avaient le vinyle !): Messe pour le temps présent

    à écouter sur Yoututube

    niark !

  • # 120 Years Of Electronic Music.

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 3. Dernière modification le 10 juillet 2020 à 10:00.

    Un site (en anglais) bien fourni sur l'histoire des instruments de musique électroniques : https://120years.net/

    This project defines ‘Electronic Musical Instrument’ as an instruments that generate sounds from a purely electronic source rather than electro-mechanically or electro-acoustically (However the boundaries of this definition do become blurred with, say, Tone Wheel Generators and tape manipulation of the Musique Concrète era).

    ‘Clavecin Électrique’ . Jean-Baptiste Delaborde, France. 1759.<br/>
Clavecin Électrique

  • # Commentaire supprimé

    Posté par  . Évalué à -1. Dernière modification le 06 septembre 2020 à 12:49.

    Ce commentaire a été supprimé par l’équipe de modération.

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