Journal L’Outil et la Technique

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31
août
2016

Bonjour,

Aujourd’hui il est question de Bernard Stiegler.

Pourquoi donc ?

Parce qu’il a été question dans un récent commentaire de la neutralité des outils (je passerai sur les détails de ce commentaire) je veux rebondir sur la réflexion de Stiegler. En effet elle évite l’écueil trop courant de la dichotomie neutralité<->usage bénéfique/maléfique pour rentrer dans une pensée moins simpliste.

Je ne retrouve malheureusement plus la source, mais dans mes souvenirs, forcément très lointains, il s’agit d’articuler l’outil, quelqu’il soit, autour de la pratique qui en ait faite, qu’elle soit individuelle ou sociale. Mais bien plus : il faut penser cette pratique, la concevoir, l’évaluer, la faire évoluer.

Il prenait exemple sur l’écriture. (Ré)Invention du VIIIème siècle en Grèce, elle prend directement part à la naissance de la démocratie. Pourtant l’écriture n’est pas en soi un bénéfice : Socrate n’a jamais rien voulu écrire, l’écriture externalise notre mémoire, difficile de parler de propagande en ce temps là où n’existait que le manuscrit et la gravure sur pierre mais on l’inclura tout de même. Face aux dangers de l’écriture, les Athéniens vont développer un ensemble de techniques propres à en tirer profit : c’est la philosophie, la rhétorique, la logique, etc. On peut parler ici de l’idée de pharmakon chère à Stiegler : une chose peut être à la fois un poison et un remède. Tout dépend de l’emploi que l’on en a et, surtout, de la capacité de l’homme à rétrospectivement penser l’emploi de cette chose.

Ce philosophe s’intéresse de très près aux nouvelles technologies (notamment les technologies numériques). Il prend donc appui sur cette pensée pour analyser les évolutions du monde moderne.

Selon moi, c’est bien un drame que d’avoir à disposition des outils formidables mais que personne ne sache s’en servir. Par exemple le web apporte pour la première fois aux masses la capacité de publier leurs idées. Masses qui ont toujours été contrainte (je veux dire techniquement contraintes) à réceptionner des idées. Quelle formidable opportunité pour la démocratie ! Or cela suppose un apprentissage propre qui n’est jamais réalisé. Par exemple un débat démocratique nécessite quelques pré-requis simple mais indispensable : le respect d’une opinion différente, de la personne à laquelle on s’adresse, etc. Évidemment un débat où il s’agit de montrer qui a la plus grosse et d’intimider l’autre n’aboutira à rien de bon. C’est pas seulement un savoir théorique qu’il est nécessaire d’assimiler, mais bien un comportement (envers soi : honnêteté, bonne foi, et envers l’autre : respect, ouverture).

C’est précisément cet apprentissage-ci qui n’est pas fait. Au lieu de cela on impose une attitude passive, de consommation du web. Le lecteur aura bien compris que de purs intérêts mercantiles entrent en jeu. Mais là où je veux en venir c’est qu’il ne suffit pas d’exprimer un rejet d’un web marchand, encore faut-il savoir construire, c’est-à-dire constamment apprendre, ce que peut être un web participatif. La conception technique d’outils de communication, blogs, commentaires, etc. ne suffisent pas à eux seuls : encore faut-il que les hommes s’en emparent et sachent les utiliser positivement.

Au contraire de cette attitude il y a celle parfaitement illustrée par le très réactionnaire (pour ne pas dire d’inspiration nazie) 300 : La Naissance d'un empire. Il y a cette scène, édifiante, d’un “débat” supposément démocratiques : deux soldats s’invectivent copieusement jusqu’à la menace, lors d’une assemblée. Nul doute qu’il s’agit là d’une interprétation totalement erronée par rapport à ce que l’on sait de la démocratie athénienne. Ce qu’il y a de plus remarquable c’est que ce film s’appuie sur deux batailles extrêmement importante dans l’avènement de la démocratie athénienne : Marathon et Salamine. Deux batailles qui vont démontrer l’importance cruciale de l’homme du peuple (dans la figure du coureur et du marin) face à la noblesse de l’époque (ceux qui pouvaient obtenir un équipement de cavalier).

Nul doute que pour le moment le web ressemble à s’y méprendre à un pugilat permanent où il importe avant tout de réduire à silence toute opinion divergente.

Une sorte de démocratie dégénérée en somme, permet de mieux comprendre l’importance de la pensée de Stiegler : que l’agora soit ce lieu physique tel que mise en scène dans le film, ou celle virtuelle du réseau des réseaux, elle n’est rien sans l’acquisition d’une pratique sociale positivement liée à cet outil.

Mais le pharmakon, les technologies numériques, ne sont qu’un des aspects de la pensée de Stiegler, autrement plus foisonnante et riche. Je vous invite à la découvrir à travers ses bouquins (attention certains sont très difficiles d’accès!), son site Ars Industrialis et les différentes vidéos qui traîne à son propos sur le Net.

C’est pour moi un des plus riches penseurs, un tant soit peu médiatisé, du moment. :D
Bonne pêche !

  • # Comme c'est bizarre...

    Posté par  . Évalué à 2. Dernière modification le 31 août 2016 à 21:34.

    Tiens ?
    Encore des underscores autour d'un pseudo ?
    Bizarre, comme c'est étrange…

    C'est pourtant pas encore 'dredi!

    • [^] # Re: Comme c'est bizarre...

      Posté par  . Évalué à 3.

      hey, qu'est-ce qui est bizarre ?

      • [^] # Re: Comme c'est bizarre...

        Posté par  . Évalué à 7.

        Ce qui m'interpelle, c'est que la forme dite inclusive, anti oppressive et paternaliste, gage de résistance au fascisme sémantique, n'ait pas été utilisée pour le bien de tout.es les lecteutrices de linuxfr.

        « Le pouvoir des Tripodes dépendait de la résignation des hommes à l'esclavage. » -- John Christopher

    • [^] # Re: Comme c'est bizarre...

      Posté par  . Évalué à 10. Dernière modification le 01 septembre 2016 à 07:16.

      Hello,

      Encore des underscores autour d'un pseudo ?

      Mais pourquoi tant de haine ?

      Au secours, à la modération, vite, je me sens blessé par tant de discrimination !

      ;)

      Matricule 23415

  • # Merci

    Posté par  . Évalué à 5.

    Merci pour la réflexion, on devrait plus parler des philosophes de la science et de la technique par ici. (Pourquoi tant de downvotes ?)

    Pour remarque: il a été informaticien et sa bio est assez étonnante: https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Stiegler

    Une critique, de la part d'un autre philosophe, dit qu'il dérape: la fin d'un philosophe autrefois inspirant

    Un jour, en 2014, je suis invité à Lyon, aux 9e Journées du e-learning. Bernard Stiegler est lui aussi l’un des conférenciers invités. Je l’écoute alors comme on écoute une vieille connaissance oubliée. Il explique que les techniques sont des « milieux vitaux » pour l’être humain, qu’elles ne sont pas un supplément au corps humain mais proprement des organes, qu’elles trans-forment le cerveau depuis toujours, et donc l’apprentissage. Très bien. Et puis, d’un coup, des propos tels que : la fin du travail dans 20 ans, la courbe du chômage qui ne sera jamais inversée, l’armée américaine qui pilote internet, les GAFA comme les 4 cavaliers de l’Apocalypse, la fin de l’édition dans 10 ans, etc. Interloqué, quelqu’un dans l’amphi lui demande s’il n’est pas pessimiste. Il nie absolument, prétextant se situer au-delà des postures pessimistes ou optimistes. J’interviens alors pour surenchérir et souligner que son discours s’apparente à un discours de la peur.

    Ensuite, j'ai lu des critiques rapides d'autres philosophes qui le discréditent, sur facebook, (entre autre) car il n'aurait jamais utilisé fb. Pour le coup, +1 à Stiegler.

    Un interview qui a l'air de valoir le coup: http://www.bastamag.net/Bernard-Stiegler-Le-marketing

  • # Michel Serres

    Posté par  (Mastodon) . Évalué à 4. Dernière modification le 01 septembre 2016 à 08:38.

    J'ai sous le coude une conférence de Michel Serres explique très bien la première partie de ton texte sur les outils (l'écriture en tête, mais aussi 2e révolution par l'imprimerie etc.).

    https://www.youtube.com/watch?v=ZCBB0QEmT5g

    La question est "qu'est-on en train de vivre comme révolution ?". Pour l'instant on ne le sait pas, mais nul doute que l'humanité sera profondément changée par Internet (tu cites le web, mais ici on a le droit d'être un poil rigoureux techniquement :) ).

    En théorie, la théorie et la pratique c'est pareil. En pratique c'est pas vrai.

    • [^] # Re: Michel Serres

      Posté par  (site web personnel) . Évalué à 4.

      Quel dommage qu'il s'agisse d'une vidéo.

      « IRAFURORBREVISESTANIMUMREGEQUINISIPARETIMPERAT » — Odes — Horace

      • [^] # Re: Michel Serres

        Posté par  (Mastodon) . Évalué à 2.

        En effet, pas de retranscription à ma connaissance.

        Mais ça reste toujours mieux que aucune trace du tout, et que seuls les présents pouvaient en profiter, non ?

        En théorie, la théorie et la pratique c'est pareil. En pratique c'est pas vrai.

  • # Questions

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 3.

    Que signifie la « dichotomie neutralité<->usage bénéfique/maléfique » ? Cette expression me paraît d'autant plus sibylline que l'exemple détaillé en guise d'explication semble précisément faire intervenir cette semi-coupure évidente entre outil et usage ? En quoi la pensée de M. Stiegler vient-elle donc dépasser cette disjonction partielle usuelle ?

    Sur le fond de votre discours — l'espace non civilisé que serait l'internet — il semble que linuxfr apporte un contre-exemple parmi tant d'autres. Certes vu de loin tout ces échanges de communications pourraient « ressembl[er] à s’y méprendre à un pugilat permanent où il importe avant tout de réduire à silence toute opinion divergente. » Et cela existe certainement dans divers lieu. Mais les internets sont bien loin d'être uniquement le lieu des commentaires yahoo ou facebook. Les services y structurent les échanges ; et y donnent la possibilité aux utilisateurs d'évoluer et d'apprendre à échanger. Beaucoup d'exemples s'offrent à nous. Mais puisque nous discutons ici, ne remarque-t-on pas aisément l'effet pacificateur des boutons pertinents/inutiles ? Les uns cherchent à policer leur discours pour le rendre plus audible et moins inutile ; d'autres se sentent obliger de créer des pseudos à la pelle (et au tiret souligné) pour éviter les moinsages ; et cætera. Et au final, les trolls ne prédominent pas ; et de nombreuses discussions sur ce site apportent des compléments d'information ou de point de vu appréciés des lecteurs. Et n'en va-t-il pas ainsi de très nombreux autres cyber-lieux ?

    « IRAFURORBREVISESTANIMUMREGEQUINISIPARETIMPERAT » — Odes — Horace

    • [^] # Re: Questions

      Posté par  (site web personnel) . Évalué à 3.

      Que signifie la « dichotomie neutralité<->usage bénéfique/maléfique » ? (…) En quoi la pensée de M. Stiegler vient-elle donc dépasser cette disjonction partielle usuelle ?

      Étant un espace public et mis en avant comme aspirant à une sorte de "neutralité" sociale et politique, LinuxFR n'est en tant que cyber-lieu que le reflet de se qui se joue ailleurs, car ce n'est ni un lieu de délibération ni un lieu de regroupement affinitaire (même s'il y a une certaine sensibilité pour le librisme chez une majorité de contributeurices).

      Du coup, on peut trouver ici-bas des courants (philosophiques, politiques, culturels) qui traversent le monde Francophone, et notamment la société en France.

      Certes, le système de karma est une technique de modération (dans tous les sens du terme) éprouvée pour une communauté publique afin de préserver ses lignes des vilains trolls qui voudraient par exemple faire la pub des GAFAMs.

      Toutefois, ce système est loin d'être neutre, en cela qu'il prend d'ores et déjà le parti pris de la dictature de la majorité : c'est à dire que l'intelligence des foules par le karma saura maîtriser le flux d'information mieux qu'une équipe de modération restreinte (élue ou autocratique).

      C'est en quelque sorte une transposition dans le cyberespace de quelques dispositions tirées de la République française. Bien que je sois très critique des mécaniques de vote de la 5ème République (ayant été candidat), je pense que c'est dans le cas d'une communauté comme LinuxFR la meilleure démarche à adopter, eu égard aux alternatives (cercle de modération restreint ou pas de modération).

      LinuxFR est une communauté publique et généraliste (comprendre, qui ne veut pas se donner d'orientations), mais c'est précisément par là que le bât blesse : pour parvenir à faire de la modération horizontale au sein d'une communauté, il faut quelque chose (une démarche, des valeurs, des objectifs) qui rassemble cette communauté.

      Or, LinuxFR n'étant pas une communauté affinitaire, le choix d'une modération publique inscrit de fait la ligne éditoriale dans la doxa de la société française : l'outil per se est politiquement neutre, mais les structures qu'il met en place ne sont pas neutres, indépendamment de l'usage qui en est fait, de par le choix de recourir à une modération où la majorité l'emporte.

      Je pense qu'en cela, la dichotomie neutralité technique <-> neutralité d'usage est trop réductrice : une technique neutre peut mettre en place (ou perpétuer inconsciemment) des structures et dynamiques qui sont loin d'être neutres.

      J'ai hâte de lire d'autres avis sur la question :-)

  • # Dans la disruption

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 6.

    Merci pour ce journal.

    J'ai lu recemment plus de la moitié de son dernier livre Dans la disruption. Le sujet est très actuel : il envisage et theorise les phénomènes disruptifs qu'on nous sur-vend en permanence en ce moment.

    L'idée générale, pour ce que j'ai réussi à en tirer, est qu'une massive perte de valeurs accompagne la "data economy", "l'intelligence computationnelle et algorithmique" (ce sont ses expressions, ou pas loin, je n'ai pas le bouquin sous les yeux). Mouais. Ca pue le "c'était mieux à vent" et le catastrophisme facile.

    L'énorme reproche que je lui fais, c'est qu'il jargonne moultement. Ses idées me semblent valables, pour ce que je peux en juger (faiblement, donc), mais son style et sa formulation sont pour moi rédhibitoires. Pour faire court : je n'ai vraiment pas compris ce que je lisais, 95% du temps. Un livre pour les philosophes ; donc une pensée pour moi perdue. Ou alors je suis trop con. Une rencontre ratée, cependant. Dommage …

    • [^] # Re: Dans la disruption

      Posté par  . Évalué à 2.

      (Mouais. Ca pue le "c'était mieux à vent" et le catastrophisme facile)

      Alors comme ça tu dis avoir compris 5% de la moitié du bouquin et tu te permets d'avoir un avis aussi péremptoire sur son contenu ? Eh bien chapeau pour ton lumineux esprit de synthèse, et chapeau aussi aux cinq personnes qui ont trouvé ton commentaire "pertinent" !

      • [^] # Re: Dans la disruption

        Posté par  (site web personnel) . Évalué à 2.

        Bah ouais.
        Ca peut paraitre idiot.
        Mais ouais.

        De ce que j'ai pu en tirer de compréhensible. Mais va le lire, tu comprendras pourquoi j'ai dit ca.

  • # prochainement invité par l'INRA

    Posté par  . Évalué à 1.

    Info pour les curieux, Bernard Stiegler est le prochain invité des séminaires de l'INRA "Sciences en questions".
    ça se passera le 27 septembre à 14h sur Paris mais miracle de la technique nous pourrons le suivre à distance.
    "Penser les instruments scientifiques dans l'espace numérique des savoirs" c'est le titre cette intervention.
    (un peu) Plus de détails sur cette page sur laquelle on trouvera donc le streaming :
    https://www6.inra.fr/sciences-en-questions/Conferences-et-ouvrages/Rapports-a-la-technique/Bernard-Stiegler

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