Yvonne Choquet-Bruhat (1923 - 2025) vient de s’éteindre à l’âge de 101 ans. Ses travaux sur les ondes gravitationnelles sont d’une importance majeure et lui ont valu une reconnaissance internationale. Médaillée d’argent du CNRS, elle était récipiendaire des prix Dannie-Heineman de la Société américaine de physique et Marcel Grossmann. Elle était membre de l’Académie des sciences de Paris et l’une des rares scientifiques à avoir été décorée de la Légion d’Honneur au grade de grand-croix (2016), le plus élevé. Elle était aussi grand-croix de l’ordre national du Mérite depuis 2015.
Parcours d’une grande scientifique.
Sommaire
- Une famille d’universitaires
- La rencontre avec Einstein
- Une carrière couverte d’honneurs et de publications
- De l’importance de son travail
- Au besoin, ces quelques liens
Une famille d’universitaires
Yvonne Bruhat est issue d’une famille d’universitaires. Sa mère, Berthe Hubert, est professeur agrégée de philosophie, son père, Georges Bruhat, est physicien, il enseigne à l’École normale supérieure et la Faculté des sciences de Paris. Il est, notamment l’auteur, de 1924 à 1934, d’un Cours de physique générale en quatre tomes qui connaîtra plusieurs rééditions jusque dans les années 1960. Son frère, François Bruhat sera aussi un éminent mathématicien.
Georges Bruhat est déporté en 1944 pour avoir refusé de donner à la Gestapo les coordonnées d’un de ses élèves résistant. Bruhat meurt le 31 décembre 1944 ou le 1er janvier 1945 au camp de concentration d’Oranienbourg-Sachsenhausen. L’arrestation de son père par la Gestapo ne sera pas sans incidence sur les relations d’Yvonne avec Einstein.
La rencontre avec Einstein
Yvonne Bruhat est reçue au concours de l’École normale supérieure de Sèvres (ENS) en 1943. Elle suit les cours de mathématiques de Georges Darmois, Jean Leray qui la présentera à Einstein et André Lichnerowicz qui sera son directeur de thèse. Entrée première à l’ENS, elle sera aussi première à l’agrégation de mathématiques en 1946. Elle devient professeure assistante à l’ENS, épouse Léonce Fourès dont elle divorcera ensuite. Elle commence à acquérir, notamment sur le plan international, une réputation, sous le nom Fourès-Bruhat. Elle se fait connaître en 1950 avec un article : Théorème d’existence pour les équations de la gravitation einsteinienne dans le cas non analytique présenté à l’Académie des sciences de Paris par Jacques Hadamard, considéré comme le mathématicien le plus important de son temps. Elle avait auparavant signé d’autres articles seule ou avec André Lichnerowicz.
Elle soutient sa thèse en 1950 : Théorème d’existence pour certains systèmes d’équations aux dérivées partielles non linéaires. À la suite de cela, elle sera invitée à venir faire des études post-doctorales à l’Institute for Advanced Study de Princeton de 1951 à 1952 où Albert Einstein et Jean Leray travaillaient. Ce dernier, dont elle était l’assistante de cours, la présente à Einstein :
précisant que j’avais fait une thèse sur « sa » relativité générale et que j’étais la fille de Georges Bruhat.
À partir de ce moment, j’ai eu l’entière sympathie d’Einstein qui était sensible à tous ceux qui s’étaient opposés au nazisme. Il m’a invitée alors dans son bureau me demandant de lui expliquer ma thèse au tableau. Mon anglais n’était pas fameux malgré mes dix années d’étude de la langue de Shakespeare… Il m’a dit de l’expliquer en français, langue qu’il comprenait, mais qu’il me répondrait en anglais… (Yvonne Choquet-Bruhat, interview Science et Avenir, 13 février 2025).
Elle ira le voir assez souvent pendant son séjour à Princeton.
Une carrière couverte d’honneurs et de publications
Rentrée en France, elle rejoint son poste de maîtresse de conférence à l’Université de Marseille. Elle repart à Princeton pour une année en 1955-1956, pour ensuite aller enseigner à Reims. Elle devient professeure à la faculté des sciences de Paris, poste qu’elle occupe de 1960 à 1970, puis elle rejoint l’université Pierre-et-Marie-Curie où elle enseigne jusqu’à sa retraite en 1992.
Elle reçoit de nombreuses distinctions, à commencer par la médaille d’argent du CNRS en 1958, une médaille créée en 1954 qui « distingue des chercheurs et des chercheuses pour l’originalité, la qualité et l’importance de leurs travaux, reconnus sur le plan national et international » (CNRS)1.
En 1963, elle est récipiendaire du prix Henri de Parville de l’Académie des sciences de Paris. Elle y sera élue en 1973, trois ans après son époux le mathématicien Gustave Choquet2. Une académie qui a dû trouver drôle d’avoir une femme en son sein, la première depuis sa création en 1666, et dont son fils, Daniel Choquet est membre depuis 2004.
Elle est, de 1980 à 1983, présidente de l’International Society on General Relativity and Gravitation (ISGRG), une société savante dont l’objectif est de promouvoir la recherche sur la relativité générale et la gravitation.
1985 est l’année où elle est élue à l’Académie américaine des arts et sciences, une société dont l’objectif est de « cultiver chacun des arts et des sciences qui peuvent contribuer à faire avancer l’intérêt, l’honneur, la dignité et le bonheur d’un peuple libre, indépendant et vertueux ».
En 2003, elle reçoit le prix Dannie-Heineman de physique mathématique, conjointement avec le physicien américain James W. York qui a travaillé avec elle sur l’équation de champ d’Einstein. Ce prix est décerné chaque année par la Société américaine de physique et l’American Institute of Physics pour récompenser un travail remarquable en physique mathématique. L’année suivante, toujours avec James W. York, elle est récipiendaire du prix Daniel Grossman, décerné par l’ICRA (International Center for Relativistic Astrophysics, un institut de recherche italien) pour leur travail séparément ou ensemble « dans l’établissement du cadre mathématique pour prouver l’existence et l’unicité des solutions aux équations de champ gravitationnelles d’Einstein ».
Elle devient grand-croix de l’ordre national du Mérite en 2015 et de la Légion d’honneur en 2016.
En 2023, une journée spéciale est organisée en son honneur par le CNRS, le 8 décembre. Le physicien Thibault Damour de l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) y délivre une conférence d’une heure (dans un anglais peu compréhensible) sur les recherches d’Yvonne Choquet-Bruhat.
Ses publications s’étalent dans le temps de 1948, « Sur une expression intrinsèque du théorème de Gauss en relativité générale » Comptes-rendus hebdomasaires des séances de l’Académie des Sciences de Paris, volume 226, pages 218–​220, à 2016.
Ses deux derniers livres scientifiques « General Relativity and the Einstein Equations », Oxford Mathematical Monographs. Oxford University Press (Oxford, UK), 2009 et « Introduction to General Relativity, Black Holes & Cosmology », Oxford University Press (Oxford, UK), 2015. Elle a également écrit ses mémoires en 2016 : Une mathématicienne dans cet étrange univers : mémoires. Odile Jacob (Paris). Lesquels ont été traduits en anglais en 2018.
Son article « Théorème d’existence pour les équations de la gravitation einsteinienne dans le cas non analytique » paru en 1950 dans les Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences de Paris a été republié en 2022.
De l’importance de son travail
L’astrophysicienne Françoise Combes, présidente de l’Académie des sciences de Paris évoque dans un hommage à Yvonne Choquet-Bruhat son apport aux sciences mathématiques et physiques. Son apport essentiel a été la démonstration de l’existence des solutions à l’équation d’Albert Einstein dans la relativité générale, quelque chose de très complexe. Elle avait prédit les ondes gravitationnelles qui n’ont été détectées qu’en 2015. Albert Einstein avait aussi prédit ces ondes gravitationnelles mais sans trop y croire, car il était impossible de les détecter compte-tenu de leur taille :
pour observer le signal produit par la fusion de deux trous noirs de quelques masses solaires, il faut pouvoir mesurer des vibrations de l’espace correspondant à des variations de longueur 10 000 fois plus petites que la taille d’un proton ! (CNRS, le journal, Mathieu Grousson, 12 février 2024).
Une observation rendue possible grâce aux équations d’Yvonne Choquet-Bruhat et à l’augmentation de la sensibilité des détecteurs.
Une mesure de l’importance de son travail pourrait être appréhendée, outre par les résultats concrets de la découverte des ondes gravitationnelles et les honneurs qui lui sont rendus post-mortem, en examinant « le sort » fait à ses publications. À peu près tous ses articles ont fait l’objet d’une traduction en anglais. Et, si on examine ses publications sur la plateforme inspirehep.net qui se revendique comme une « communauté de confiance qui aide les chercheurs à partager et à trouver des informations scientifiques précises dans le domaine de la physique des hautes énergies. », on voit qu’une de ses publications est assez citée : « Global aspects of the Cauchy problem in general relativity », co-écrite par Yvonne Choquet-Bruhat et Robert Geroch en 1969 qui a été citée 334 fois depuis sa parution dont 121 de 2020 à 2024 inclus.
Au besoin, ces quelques liens
L’annonce du décès d’Yvonne Choquet-Bruhat a fait l’objet d’un nombre assez important d’articles de qualité assez inégales. Côté francophone, on insiste beaucoup sur le fait qu’elle a été la première femme admise à l’Académie des sciences. Ce qui est assez agaçant parce qu’elle y a été admise pour ses travaux qui passent un peu à la trappe de fait. Cette sitographie est donnée sans ordre particulier. Les articles mis dans les « Liens » sont, à mon avis, vraiment les plus intéressants aussi parce qu’il s’agit d’entretiens avec la mathématicienne.
- Mort d’Yvonne Choquet-Burhat, la scientifique qui a Ă©merveillĂ© Einstein, un article en catalan du journal catalan El Punt Avui+ (cat). Son auteur, LluĂs Simon considère que l’Europe a perdu, avec la disparition d’Yvonne Choquet-Bruhat, une des plus influentes mathĂ©maticiennes et physiciennes.
- Elle discutait avec Einstein à Princeton, la mathématicienne Yvonne Choquet-Bruhat vient de décéder à 101 ans !, Futura-sciences.
- Mort d’Yvonne Choquet-Bruhat, la première femme élue à l’Académie des sciences, Anna Musso, L’Humanité, 13 février 2022.
- La mort d’Yvonne Choquet-Bruhat, pionnière des études sur les ondes gravitationnelles, David Larousserie, 12 février 2025.
- Yvonne Choquet-Bruhat, les médailles d’argent du CNRS (et Wikif).
- Disparition d’Yvonne Choquet-Bruhat, Institut de France, c’est très court.
- Décès d’Yvonne Choquet-Bruhat, une pionnière des mathématiques et de la physique, Académie des sciences, il y a une courte vidéo ou Françoise Combes rend hommage à Yvonne Choquet-Bruhat, 12 février 2025.
- Page Wikipédia.
- Yvonne Choquet-Bruhat (1923-2025), IHES, 11 février 2025.
- Disparition d'Yvonne Choquet-Bruhat, scientifique et pionnière, Terrienne, Liliane Charrier, TV5Monde, 13 février 2025.
Le compte-rendu des séances hebdomadaires de l’Académie des sciences de janvier à juin 1950 peut être téléchargé au format PDF uniquement (texte-image) sur Gallica-BnF. La séance qui nous intéresse est pages 620-624 du PDF, 618-622 pour la publication. Le PDF a 2492 pages et pèse 136 Mio. On devrait pouvoir retrouver celui d’autres séances passées.
Si les ondes gravitationnelles vous intéressent, le CNRS y a consacré un dossier.
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À noter, l’équipe de Wikif (Wikipédia et les femmes de science) a relevé la liste des noms des titulaires des médailles du CNRS. Dans le dossier N°20130496, on voit en face du nom d’Yvonne Bruhat : médaille de bronze 1955 / médaille d’argent 1956. ↩
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Fait intéressant : il semble que l’encyclopédie Universalis, à laquelle on peut accéder avec un pass BnF lecture/culture ait une notice sur Gustave Choquet, mais pas sur Yvonne Choquet-Bruhat. C’est d’autant plus intéressant quand on compare avec Wikipédia où la page de cette dernière est traduite en vingt-et-une langues, quand celle de son époux ne l’est qu’en neuf langues. ↩
Aller plus loin
- « Einstein m’a félicitée » : décès d'Yvonne Choquet-Bruhat (33 clics)
- Editorial note to: Existence theorem for the Einsteinian gravitational field equations... (9 clics)
- Yvonne Choquet-Bruhat, première femme médaillée d’argent au CNRS (10 clics)
- Publications d’Yvonne Choquet-Bruhat (11 clics)
# C'est bien mieux ...
Posté par Enzo Bricolo 🛠⚙🛠. Évalué à  2 (+1/-1).
… quand c'est fait par une professionnelle.
Question subsidiaire : Est ce que ce "point catalan" est median ?
[^] # Re: C'est bien mieux ...
Posté par Maderios . Évalué à  2 (+0/-0).
Il y a vraiment ici de quoi enrichir la page wikipédia de Yvonne Choquet-Bruhat
[^] # Re: C'est bien mieux ...
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à  4 (+1/-0).
Je m'en suis pas mal servie pour la carrière cela dit :-) vu que le travail était mâché. Mais pas pour le reste. Il est donc, en effet, tout à fait possible qu'il y ait là des infos qui n'y sont pas indiquées. Je pense notamment au premier mari d'Yvonne Choquet-Bruhet. C'est important parce que ses premières publications sont signées avec en première partie de nom celui du premier mari (et j'ai eu l'impression en lisant quelques infos sur le couple qu'il n'a pas dû trop apprécier la carrière de sa femme).
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: C'est bien mieux ...
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à  3 (+0/-0).
Merci, mais je ne suis pas une professionnelle des nécrologies. Qu'on se le dise.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
# Coquilles
Posté par ElectronLibre63 . Évalué à  1 (+0/-0).
Elle reçoit de nombreuses
dedistinctions…1985 est l’année où elle est élue…
Merci de m'avoir fait découvrir cette femme formidable.
[^] # Re: Coquilles
Posté par Benoît Sibaud (site web personnel) . Évalué à  3 (+0/-0).
Corrigé, merci.
[^] # Re: Coquilles
Posté par Samuel (site web personnel) . Évalué à  1 (+0/-0).
"L'école nationale supérieure" est en fait "l'école normale supérieure" (où enseignait Georges Bruhat, il a même cofondé le laboratoire de physique. De même, sa fille était étudiante à l'école normale supérieure de Sèvres (et non pas nationale, deuxième titre).
[^] # Re: Coquilles
Posté par Benoît Sibaud (site web personnel) . Évalué à  3 (+0/-0).
Corrigé, merci.
# Commentaire supprimé
Posté par Boerner . Évalué à  -2 (+0/-2). Dernière modification le 18 février 2025 à 07:32.
Ce commentaire a été supprimé par l’équipe de modération.
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