Journal Vos pensées, Nos droits

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20
juil.
2021

Sommaire

Bonjour,
Je ne code pas beaucoup, mais j'écris un peu. J'avais un peu de temps la semaine dernière et une idée m'a traversée l'esprit, alors j'ai voulu en faire une toute petite nouvelle (2000 mots). Vous ne serez pas surpris du sujet. on est sur DLFP. ça parle de droit d'auteur.

Je prépare aussi un autre journal, ou il y aura un peu de code et qui ne parlera pas du tout d'écriture. Alors votre indulgence sera la bien venue, mais vos commentaires sur ce texte seront néanmoins appréciés.

D’ailleurs, je me suis demandé comment je la publiais. J'avais pensé à WTFPL, mais j'aime bien le côté viral du share alike. Donc c'est ce sera de la CC By SA 4.0. C'est pas un raisonnement très poussé, juste un à priori positif pour cette approche.
Assez parlé, voici le texte:

Vos pensées, Nos droits

Part I 12 ans

— Paul, il faut qu’on parle.

— Oui maman ?

— Demain, pour ton examen, il faut que tu aies la moyenne.

— Bien sûr, c’est facile, ne t’inquiète pas.

— Je sais bien que tu peux avoir une bonne note. Mais il faut que tu aies juste la moyenne. Pas plus. Pas moins.

— Mais maman ? répondit Paul perplexe.

— Mon chéri, on ne peut pas se le permettre, lui dit-elle, un doux sourire dans la voix

— Mais maman, mon prof de français m’a dit qu’il comptait sur moi pour rendre une copie exceptionnelle.

— Ah ! Surtout pas. Ne va pas écrire de citations. On va devoir payer pour chacune. Je te le dis. On n’a pas les moyens. Fais croire que tu ne sais presque rien, pile le minimum pour passer.

— Mais c’est pas juste, je pourrais recevoir les félicitations du jury.

— Mon cœur, penses-y deux minutes. Les auteurs ont travaillé de longues heures pour rédiger ces phrases magnifiques que tu veux citer. Pendant ce temps-là, leurs familles les ont soutenues. Elles se font payer maintenant. C’est un retour sur investissement, c’est tout. Tu vas devoir écrire ta copie uniquement avec tes propres phrases, inventer des exemples, mais sans faire de références.

Elle souriait faiblement, les épaules voutées, tentant de dissimuler son désespoir en enlaçant son fils.

Part II 26 ans

— Monsieur Paul Mertignac, je tiens à vous féliciter en tant que doyen de la faculté. Vous me permettrez une petite digression, que vous pourrez mettre sur le compte de mon âge.

Le doyen se leva, déplaça son verre d’eau jusqu’au pupitre, observa l’assemblée quelques secondes avant de commencer.

— Dans ma longue carrière, j’ai eu l’occasion de croiser d’innombrables étudiants et une foule considérables de doctorants. Paul aurait pu être de ceux-là, mais comme vous le savez tous il entre dans une catégorie plus restreinte, celle des doubles doctorants. Pourtant, il est plus exceptionnel que cela, car ses doctorats ne sont pas connexes. « Poésie comparée dans l’amour courtois et dans le rap du début du 21ème siècle » pour le premier, et « étude sur la possibilité d’états superposés de spin » pour le deuxième. Je dois reconnaitre que je ne suis pas certain de comprendre le sens du deuxième sujet, bien qu’aucun des mots de l’énoncé ne me soit étranger.

Un frémissement de rire et d’applaudissement polis parcourut l’assistance.

— Mais, pratiquement, Paul appartient à une catégorie encore plus restreinte. En fait, j’ai regardé les statistiques. Il est seul dans sa catégorie depuis de trop nombreuses années. Depuis l’élargissement des lois sur la propriété intellectuelle.

Les froncements de sourcils dans l’assemblée montraient qu’aucun d’eux n’avait envie d’être entrainé dans une diatribe politique, mais le doyen poursuivi. Au fond de la salle, le représentant de la SGPDA tendit l’oreille plus attentivement.

— Paul Mertignac est également un élève boursier. Sa mère — je vous salue Madame — n’avait pas les moyens de payer les études de son fils. Pourtant, un professeur de lettre du collège que fréquentait Paul avait déjà repéré ses dons exceptionnels. Je le cite, par son commentaire d’examen de fin de 5ème.

« Paul déploie une finesse et une qualité d’écriture qui ne peut être représentée par la note obtenue. Ce 15 pourrait être considéré comme parfaitement satisfaisant pour n’importe quel autre étudiant, mais le refus ostentatoire de faire des citations pour étayer ses propos lui coute de nombreux points. »

— Ce professeur est demeuré un appui fidèle, parfois même un mécène. J’ai eu l’occasion de le rencontrer lors de la soutenance de thèse de Paul sur la poésie. Nous sommes arrivés à la conclusion que nous nous estimons extrêmement fortunés et honorés, d’avoir croisé un esprit comme Paul. Mais je m’égare.

Le doyen posa sur Paul un regard empli de fierté.

— Le parcours de Paul est exceptionnel, car en plus d’obtenir un double doctorat, il a réussi à combiner cela avec la stratégie qu’il employait déjà au collège. Il a minimisé les couts de licence de propriété intellectuelle en développant systématiquement l’ensemble des raisonnements et des expériences pour éviter les citations et donc les références. Il est ainsi devenu le seul élève boursier des dernières décennies à parvenir à mener de brillantes études de très haut niveau. Il est maintenant promis à une carrière exceptionnelle et c’est avec un plaisir non dissimulé qu’en plus de la remise de ses diplômes, je valide aujourd’hui la publication aux PUF de son premier recueil de poésie.

Part III 38 ans

— Bon boulot Pierre. Et ne t’en fais pas, je vais payer les droits de cet article. Tu peux y faire référence dans ta thèse, ce sera bien plus simple. Il faut que tu apprennes à contourner les citations, mais dans ce cas précis ce n’est pas facile. Si tu as besoin d’autres publications, dis-le-moi, on s’arrangera, je les mettrai sur mon nom.

— Merci professeur Mertignac. À ce propos, avec des collègues, on monte une association, la PEDA pour la Promotion des Exceptions sur les Droits d’Auteurs dans le but de favoriser les réflexions scientifiques. On se demandait si vous accepteriez de la patronner.

— Bien sûr, défendre l’accès à l’éducation est une nécessité. Si je n’avais pas réussi à contourner les pièges de la loi, je n’aurais jamais pu poursuivre mes études. Compte sur moi. Ton asso m’intéresse. Il faut qu’on en parle un peu plus. Je dois pouvoir faire plus que de la recommander.

Part IV 56 ans

Extrait de “Ouest France, 25 novembre.”
De l'affaire Paul Mertignac / SGPDA à la loi Mertignac?

Jour de plaidoirie au tribunal de Rennes. Tout ce que le pays compte de ténors du barreau se trouvait ce matin dans la grande salle du TGI. Ce qui aurait dû être une simple affaire locale a maintenant une portée nationale, voire internationale. La personnalité de la défense est bien sûr le premier élément exceptionnel de ce jugement. Paul Mertignac, en plus d’être parmi les plus jeunes lauréats du prix Nobel, est aussi le seul à avoir reçu le prix Nobel de littérature et de physique. Les autres multipossesseurs de prix Nobel dans des disciplines différentes sont madame Marie Curie en physique et en chimie, et Monsieur Linus Carl Pauling en chimie et pour la paix. Paul Mertignac est donc une sommité mondiale et son opinion est sollicitée dans de nombreux domaines. Pourtant la bataille qui l’oppose à la SGPDA se veut plus fondamentale.

Le plaignant accuse Monsieur Mertignac d’utiliser des éléments soumis à licence de droits d’auteur sans consentement préalable. Ce dernier nie les faits. Il a en effet produit la totalité de ses publications pour supporter son point de vue et ses avocats ont démontré dans les jours précédents qu’ils se conforment à la législation en vigueur. Chaque citation a été identifiée et les frais acquittés. Mais la SGPDA soutient que le travail de Paul Mertignac découle de l’ensemble des connaissances qu’« il exploite sans vergogne à l’abri de son crâne » (citation de maitre Forman, avocat de la SGPDA après autorisation).

Maitre Forman a d’ailleurs clairement marqué la portée générale de la plainte en signalant plusieurs fois que Monsieur Mertignac a été le président de la PEDA (association de Promotion des Exceptions sur les Droits d’Auteurs) jusqu’à sa dissolution sur décision judiciaire il y a deux ans. Maitre Forman, au-delà des jeux de manches, a asséné un coup d’une grande inspiration pendant sa plaidoirie en citant formellement Isaac Newton et déclarant que Monsieur Mertignac « se tient sur les épaules de géants », mais refuse de l’admettre. La référence au monde de la physique alors que l’accusation concerne des écrits poétiques montre bien que l’objectif de la SGPDA est de faire reconnaitre que l’utilisation de matériel soumis à droit d’auteur, y compris dans ses propres pensées se devrait d’être régulée. Ce n’est pas parce qu’une réflexion n’est pas explicitement publiée qu’elle n’a pas eu lieu et qu’elle n’a pas exploité des connaissances découlant du droit d’auteur.

Nous rejoignons ici la politique nationale, qui a été symbolisée par la présence d’agitateurs libertaires jusque dans les couloirs du palais. La demande de la SGPDA au travers de Maitre Forman est tout à fait dans le sens de la proposition de loi déposée à l’assemblée promouvant la licence annuelle pour ce qui a été appris, jusqu’à preuve de l’oubli…

Part V 63 ans

— Monsieur Paul Mertignac, après délibération, il apparait que :

  1. Vous êtes redevable de 42 365 024 euros au titre d’arriéré de paiement de licences relatives aux droits d’auteur, pour vous-même ou pour les personnes pour lesquelles vous vous êtes engagé en tant que professeur ou président d’une association illégale.

  2. Vous êtes insolvable des sommes dues, y compris dans un avenir prévisible.

Le groupe de plaignants accepte de ne pas exiger le recouvrement complet de la dette si toutes les personnes concernées (vous-même ainsi que les personnes pour lesquelles vous vous êtes engagé) se soumettent à l’application d’une surveillance continue du respect des droits d’auteur. Les recours et appels ayant été épuisés, le jugement implique que vous serez équipés d’un appareil mobile de contrôle des droits d’auteur. La maintenance et le maintien en fonction de cet appareil restent votre responsabilité. Toute atteinte sera aussitôt sanctionnée par l’utilisation d’un appareil fixe de supervision et/ou par la suppression du matériel litigieux de la mémoire.

— Huissier. Veuillez procéder immédiatement.

Part VI 81 ans

L’homme tremblait de frustration dans son fauteuil. Ses enfants et ses petits enfants chantaient une chanson, mais il ne parvenait pas à se souvenir de l’air ou des paroles. Il y était probablement question d’anniversaires puisqu’un gâteau couvert de bougies s’étalait devant lui. Mais tout cela restait flou dans son esprit. Comme à chaque fois que la machine effaçait sa mémoire au fur et à mesure qu’elle se reconstruisait, il était accablé d’un sentiment de « déjà-vu » qu’il ne pourrait résoudre.

Il observait les enfants, rieurs, se régaler du gâteau au chocolat. Ses pensées vagabondaient, heureux lui-même de les voir joyeux, mais percevant un brouillard insondable au fond de lui, un manque de lucidité qu’il ne parvenait pas à identifier.

— Nous t’avons offert un recueil de poésie, tu aimais tellement ça. Nous avons aussi chargé ton compte pour que tu puisses t’en souvenir, mais ne lis pas tout d’un coup, sinon tu ne tiendras pas toute l’année. Je t’aime papa, conclut-elle en l’embrassant.

Lorsqu’ils furent partis, il s’installa dans son fauteuil, anticipant le plaisir de déguster les vers bien qu’il ne put se remémorer la moindre strophe. Il ouvrit à la première page et lut le titre « L’étrange saveur de la rotation ». Il devait retenir le texte pour en apprécier la beauté, aussi s’adressa-t-il à la machine de contrôle des droits :

— Demande de droit temporaire pour 10 minutes.

— Accès gratuit accordé par dérogation humanitaire, répondit la machine dans son esprit. Le demandeur, Paul Mertignac est l’auteur du texte bien qu’il en ait cédé les droits à la SGPDA.

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