Salut les gens et les autres,
Maurice Ravel (1875-1937) fait partie des compositeurs majeurs français du début du 20e siècle. Parmi ses œuvres les plus connues, et jouées : la Pavane pour une infante défunte, une pièce pour piano composée pour Ricardo Viñes, L’Heure espagnole opéra sur un livret Franc-Nohain, le Concerto pour la main gauche, un concerto pour piano et orchestre écrit à la demande du pianiste autrichien Paul Wittgenstein, ou encore l’Enfant et les sortilèges dont Colette est la librettiste.
Qu’est-ce que ça vient faire ici ?
Ravel est aussi le compositeur de la pièce de musique classique la plus jouée au monde. À une époque, il se disait qu’il ne se passait pas quinze minutes quelque part dans le monde sans que le Boléro soit interprété. Quand on sait que les partitions peuvent être vendues ou louées par l’éditeur aux orchestres, cela représente un marché juteux pour la maison d’édition et les autres ayant-droits tant que l’œuvre est assujettie aux droits d’auteur. Soit, pour la France, soixante-dix ans après la mort de l’auteur à compter du 1er janvier suivant la date de son décès (article L.123-1 du Code de la Propriété intellectuelle).
Ravel écrit le Boléro en 1928. C’est une musique de ballet pour orchestre que lui avait commandé la danseuse russe Ida Rubinstein (1885-1960). Elle est basée sur un thème répétitif rythmé par la caisse claire et sur lequel les instruments de l’orchestre entrent les uns après les autres. Ravel, qui n’avait pas tellement d’estime pour cette pièce, le décrivait comme :
un thème qui ne va pas durer une minute mais que je vais répéter jusqu’à 18 minutes en comptant.
Ravel meurt en 1937, plus la prorogation de guerre, l’œuvre de Ravel entre dans le domaine public le 1er janvier 2016. À ce moment-là, les héritiers1 se réveillent soudain et sortent des tiroirs de nouveaux ayants-droits. Leur argument est qu’il s’agit d’une œuvre de collaboration (art. L. 113-2 alinéa 2 et L.113-3 du Code de la propriété intellectuelle). Les co-auteurs seraient la danseuse Bronislava Nijinska (1891 – 1972) et Alexandre Benois (1870 – 1960). La Sacem rejette la demande. Le Boléro entre donc dans le domaine public le 1er mai 2016.
Pourquoi j’en parle aujourd’hui ?
Parce que les ayants-droits n’en sont pas restés là et qu’ils ont intenté un nouveau procès en février de cette année. Le jugement devrait tomber aujourd’hui !
Pour aller plus loin
- Le Boléro de Ravel : 10 (petites) choses que vous ne savez (peut-être) pas sur cette œuvre légendaire,
- Ravel sur Radiofrance,
- Décryptage du Boléro de Ravel par l’Orchestre National de France,
-
Précisons que Ravel est mort sans descendance et que l’héritage de Ravel est déjà en soi une affaire sordide qui est susceptible de faire penser à de la captation d’héritage ou à de l’abus de faiblesse). ↩
# Rapport avec le Libre ?
Posté par ǝpɐןƃu∀ nǝıɥʇʇɐW-ǝɹɹǝıԀ (site web personnel) . Évalué à 10.
Pour ceux qui se poseraient la question le rapport avec le Libre est évident pour quiconque aurait fréquenté ce site au temps des barbus, à l'époque ou on causait formats ouverts sans s'en laisser conté, DRM, DADVSI, etc. Il tient par exemple à la rapacité de quelques géants de la propriété intellectuelle et de leur capacité à influencer la structure du web et des législations (pour ceux qui ont du temps, un lien en Anglais qui fait une très large promenade dans cette qestion).
« IRAFURORBREVISESTANIMUMREGEQUINISIPARETIMPERAT » — Odes — Horace
[^] # Re: Rapport avec le Libre ?
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 4. Dernière modification le 28 juin 2024 à 14:31.
Oui, le cas du Boléro est presqu'un cas d'école qui illustre parfaitement la volonté de garder les droits patrimoniaux le plus longtemps possible. Ce n'est pas le seul. On a notamment celui du Fonds Anne Frank qui a voulu prolonger les droits du Journal d'Anne Frank qui auraient dû entrer dans le domaine public en 2016. Le motif de la prolongation serait que le père d'Anne Frank, mort en 1980, peut être considéré comme un co-auteur du journal. Ce qui pose des questions pas uniquement juridiques d'ailleurs.
Il y a également, tout aussi emblématique, celle des droits de Mickey Mouse.
Pour Le Petit prince de Saint-Exupéry, en revanche, la prolongation des droits jusqu'en 2032 en France est due à législation :
Et ça représente un bel héritage familial (entendez lucratif).
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: Rapport avec le Libre ?
Posté par Thierry Thomas (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 2.
Dans le cas d’un héritage classique, le conjoint et les enfants directs en récupèrent une belle part, mais dès que les liens de parenté se distendent, il me semble que c’est le fisc qui s’octroie la part du lion. Il n’en va pas de même pour les droits d’auteurs ?
[^] # Re: Rapport avec le Libre ?
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 3. Dernière modification le 28 juin 2024 à 16:30.
Il y a d'une part l'héritage qui est effectivement soumis à des impositions spécifiques, d'autre part les fruits dudit héritage. Les produits de la vente des livres et des produits dérivés ne fait plus partie directement de l'héritage si je ne m'abuse.
Ce serait ingérable sinon.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: Rapport avec le Libre ?
Posté par Colin Pitrat (site web personnel) . Évalué à 4.
Taxer les revenus différemment selon leur source ne pose pas de difficulté particulière actuellement. Taxer les héritages en fonction du lien de parenté non plus. Je ne vois pas la différence avec les revenus qui seraient liés aux droits d'auteurs hérités.
# Les ayant droits
Posté par Corwin (site web personnel) . Évalué à 10.
En rapport avec la note en bas du journal:
"Si, par « ayants droit », vous imaginez la petite-fille ou l’arrière-petite-fille de Maurice Ravel, vous n’y êtes pas du tout. Évelyne Pen de Castel est la fille issue d’un premier mariage de Georgette Taverne, la seconde femme d’Alexandre Taverne. Cet Alexandre Taverne est l’ex-mari de la gouvernante du frère de Ravel, Édouard-Joseph Ravel."
On parle donc bien de la fille de la seconde femme de l'ex-mari de la gouvernante du frère de l'auteur, qui a déjà touché des millions pour s’être donné la peine de naître, et rien de plus comme dirait Beaumarchais mais qui trouve visiblement que ce n'est pas assez.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par ǝpɐןƃu∀ nǝıɥʇʇɐW-ǝɹɹǝıԀ (site web personnel) . Évalué à 3.
Ce n'est probablement pas tant cette personne, que ceux qui se servent au passage. Me tromperais-je : il me semble avoir compris que diverses sociétés de gestion des droits d'auteur se taillent la part du lion dans un gâteau où les créateurs servent essentiellement de marionnettes et faire valoir (cf. lien donné dans mon message plus haut).
Une petite suggestion pour ces créatifs gestionnaires de patrimoine : plutôt que de choisir comme co-auteur de Ravel des personnes trépassées, trouvez un disparu. En cas de réussite de la manœuvre il devrait être possible de faire estimer que sa date de décès présomptif porte jusqu'à l'âge de Jeanne Calment, voire celui de Mathusalem :-).
« IRAFURORBREVISESTANIMUMREGEQUINISIPARETIMPERAT » — Odes — Horace
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 5.
Dans le cas Ravel c'est la Sacem, société de gestion des droits d'auteurs français, qui a refusé la prolongation des droits. Ce sont les ayants-droits, dont l'éditeur, qui réclament la prolongation.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par arnaudus . Évalué à 4.
De toutes manières, la situation semble assez étrange : le Boléro est dans le domaine public depuis 2016, des milliers de copies ont probablement été distribuées, y compris par des éditeurs professionnels. Comment imaginer un effet rétroactif du jugement?
Le journal parle juste d'un procès, mais est-ce qu'il s'agit d'un procès contre la Sacem, ou un procès contre un autre éditeur pour contrefaçon? Auquel cas, seul cet éditeur serait concerné par la décision de justice.
J'ai l'impression que la justice ne peut pas faire autrement que d'admettre que le Boléro est de facto dans le domaine public. Une petite condamnation pour abus de droit serait sympathique, mais c'est rarement appliqué.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par gUI (Mastodon) . Évalué à 5.
Attention, si l'oeuvre est libre de droit, ses reproductions n'en sont pas. Tu as le droit de l'enregistrer et de le diffuser, tu as le droit d'en faire une partition et de la diffuser, mais tu ne peux pas copier les CDs et les partitions qui te tombent sous la main.
En théorie, la théorie et la pratique c'est pareil. En pratique c'est pas vrai.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 4. Dernière modification le 28 juin 2024 à 14:32.
C'est l'histoire sordide que j'évoquais en note en effet.
Je pense que les plus accros aux droit cela dit sont les éditeurs en l'espèce.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par Lutin . Évalué à 5.
La version longue: https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/bolero-de-ravel-le-crescendo-qui-valait-des-millions-4183596
On dirait presque une blague.
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par bobble bubble . Évalué à 7. Dernière modification le 28 juin 2024 à 18:26.
Merci pour ce lien !
On y apprend (à 3:50) que pour répondre à la commande d'un ballet d'inspiration espagnole passée par la richissime danseuse Ida Rubinstein, Ravel avait pensé -dans un premier temps- à reprendre la suite pour piano "Iberia" écrite par Isaac Albéniz…
Mais, pour un problème de droits, il se décide à composer ce qui deviendra le boléro.
Quelle ironie !
[^] # Re: Les ayant droits
Posté par dovik (site web personnel) . Évalué à 6.
Le compositeur de la musique du premier jeu "The Legend of Zelda" voulait utiliser le Boléro de Ravel sur l'écran titre du jeu avant de se rendre compte que le morceau n'était pas encore dans le domaine public.
Du coup, il a repris un morceau présent dans le jeu, il a calqué le rythme du Boléro, et c'est devenu une des musiques les plus iconiques du jeu vidéo.
Cf Pourquoi les musiques de « The Legend of Zelda » ont tant marqué
# Exemple typique du "y a rien qui va dans cette histoire"
Posté par Benoît Sibaud (site web personnel) . Évalué à 9. Dernière modification le 28 juin 2024 à 15:02.
https://www.radiofrance.fr/francemusique/les-droits-d-auteur-des-oeuvres-de-ravel-un-cas-d-ecole-juridique-2427277
https://www.liberation.fr/musique/2017/11/10/le-beau-bordel-de-ravel_1609358/
# Boléro est-il le père de Bowlboy ?
Posté par devnewton 🍺 (site web personnel) . Évalué à 3. Dernière modification le 28 juin 2024 à 16:09.
https://cuphead.fandom.com/wiki/Bowlboy
Le post ci-dessus est une grosse connerie, ne le lisez pas sérieusement.
# C'est loin d'être fini !
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 5.
Ce n'est que la première instance. Les parties en présence ont annoncé faire appel quel que soit la décision du tribunal.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
[^] # Re: C'est loin d'être fini !
Posté par Claude SIMON (site web personnel) . Évalué à 7.
En attendant, il reste dans le domaine public : https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/la-justice-estime-que-maurice-ravel-est-l-unique-auteur-du-bolero_6632352.html
Pour nous émanciper des géants du numérique : Zelbinium !
[^] # Re: C'est loin d'être fini !
Posté par Benoît Sibaud (site web personnel) . Évalué à 8.
Et un autre au titre explicite https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/06/29/maurice-ravel-est-bien-le-seul-auteur-du-bolero-ses-ayants-droits-condamnes-pour-usage-abusif-du-droit-moral_6245200_3234.html
[^] # Re: C'est loin d'être fini !
Posté par Ysabeau 🧶 (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 7.
Quelque chose me dit que l'argumentaire bien détaillé du tribunal a pour but d'enfoncer le clou bien bien profond et de faire jurisprudence. On espère qu'en appel la décision sera identique et que la Cour de Cass' ne cassera pas l'arrêt d'appel.
« Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.
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