Journal Écouter parler l’ia

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8
6
nov.
2025

Cher journal,

Quelques années après la création d’un compte sur ce site, je trouve l’envie et le courage de t’écrire pour la première fois, et de publier quelques idées désordonnées sur les ordinateurs, les êtres humains, les ias, et d’autres sujets.

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Qu’attendons-nous de nos outils et de nos machines ? Nous en attendons quelques résultats précis, des modifications de la matière déterminées, des effets que l’on désire les plus prévisibles possibles, les mieux contrôlés possible. On attend du seau qu’il garde le liquide qu’on y verse, et du hachoir à viande qu’il hache la viande. Du seau qui fuit et du hachoir qui ne hache pas on dira : ils sont défaillants, ils ne permettent plus de réaliser ce pour quoi ils étaient conçus, ils ne permettent pas de modifier la matière de la façon prévue et souhaitée, il faut les réparer ou les jeter.

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Les ordinateurs ressemblent aux autres outils. D’abord calculateurs, nous attendons d’eux qu’y circule l’électricité de façon déterminée pour que soient réalisés les calculs que nous souhaitons faire. Nous leur donnons des instructions, du code, et attendons d’eux qu’ils n’exécutent rien d’autre que les instructions que nous leur avons données. Puisque l’ordinateur doit être prévisible (il est conçu pour être prévisible), nous attendons de lui que les mêmes instructions donnent chaque fois les mêmes résultats, peu importe qui les exécute, quand on les exécute, avec quel ordinateur on les exécute.

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Il me semble que nous attendons tout autre chose des êtres humains, en tout cas de ceux que nous aimons. Les rencontres les plus importantes de ma vie ont été celles qui m’ont amené à être ce que je ne m’attendais pas à être, à vivre ce que je ne m’attendais pas à vivre. Rencontrer pleinement quelqu’un, c’est se laisser entraîner dans des endroits où on n’aurait pas pensé allé, et même souvent dans des endroits dont on ne connaissait préalablement pas même l’existence. Rencontrer quelqu’un implique de prendre le risque de se laisser transformer dans des formes non-préméditées, à laisser de la place à l’inconnu.

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L’art, à cet égard, a quelque chose de pleinement humain. L’œuvre d’art porte la trace de celui qui l’a conçue. Elle témoigne de la vision du monde particulière de son auteur, de la singularité de sa vie et de ses expériences. C’est pourquoi la rencontre avec une œuvre d’art peu emmener très loin de soi, et peut transformer celui qui la rencontre : elle rapproche de quelqu’un d’autre pourtant infiniment distant (je ne serai jamais cet autre). Comme pour les personnes, les œuvres d’art les plus marquantes sont peut-être celles qui nous emmènent le plus loin vers de l’inconnu.

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La parole, même la plus quotidienne, partage de nombreux traits avec les œuvres d’art. Les paroles, pourtant toutes faites de la même matière (un même langage, une même langue commune à tout un groupe), portent la marque de la personne qui les prononcent, et l’identifient peut-être aussi sûrement que son adn ou que les empreintes de ses doigts. Elles distinguent un être unique qui ne peut être remplacé par aucun autre. Parler, écouter parler, n’a de l’intérêt que parce que nous ne savons pas d’avance ce que vont dire les personnes à qui nous parlons. Écouter parler entraîne vers l’inconnu.

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Il existe désormais des machines qui essayent d’imiter la parole humaine (ia génératives). Ce sont pleinement des machines dans le sens où elles ont été créées par des humains, et sont utilisées par des humains, pour obtenir certains résultats. Les concepteurs de modèles de langages en attendent des résultats particuliers, et supervisent humainement l’entraînement de ces modèles pour obtenir ces résultats (cohérence, pertinence, notamment, mais sans doute aussi : visions du monde particulières). L’utilisateur des ia génératives, lui aussi attend certains résultats précis : il formule sa demande et attend une réponse adéquate. Il ne supporterait sans doute pas bien que l’ia parle la première, lui parle de sujets qui ne lui importent pas, ou réponde à des questions qu’il n’a pas posées.

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Machines, pleinement machines, pourtant les ia sont conçues pour présenter certaines ressemblances humaines. Comme les êtres humains, l’ia est apparemment capable de produire une infinité de variations : chaque question peut produire une infinité de réponses différentes. Comme pour les êtres humains et pour les œuvres d’art, on attend des ia qu’elles soient capables de nous étonner (si nous connaissions toutes leurs réponses d’avance, il serait inutile de leur poser des questions). Nous étonner, mais seulement dans une certaine mesure : il faut que la réponse soit suffisamment proche de la demande pour que l’utilisateur ait le sentiment d’avoir été compris et exaucé.

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Paradoxes d’une machine dont on attend à la fois qu’elle soit prévisible et pas entièrement prévisible.

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Machines à répondre, il manque aux ia génératives l’initiative humaine qui permet de parler sans y avoir été invité, de parler sans demandes préalables.

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Conglomérat, synthèse, et recomposition de milliards de paroles réellement prononcées par des êtres humains singuliers, ce que produisent les ia ne correspond à la parole de personne en particulier. Sorte de moyenne de paroles humaines, les ia ne gardent que ce qu’il y a de plus commun entre toutes ces paroles.

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Écouter (lire) ce que produit l’ia, c’est écouter la part la plus commune de la parole humaine. Contrairement aux œuvres d’art, cette part commune ne mène à aucune expérience réellement singulière, ne mène pas à l’inconnu que représente une autre personne. Écouter les ia ne mène jamais très loin de soi. Il n’y a personne à y rencontrer.

  • # no body

    Posté par  (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 4 (+2/-0). Dernière modification le 06 novembre 2025 à 18:29.

    Merci pour ce journal, je réfléchissais justement aujourd'hui au complémentaire : à la façon dont il faut s'adresser à ChatGPT & Co. On peut être poli : "Peux-tu faire ceci cela ?" (demande), "Je voudrais" (conditionnel), "Merci" (formule de politesse), etc. Ou on peut-être plus rude, lui donner des ordres : "Cherche ceci cela, fais ceci cela". Mais utiliser l'impératif est déjà problématique puisqu'on est toujours en train d'oublier qu'on a affaire à une machine.

    Exit donc la deuxième personne du singulier, puisqu'il n'y a personne. S'il faut faire des phrases parce que l'outil a besoin de phrases comme point de départ, alors il faut simplement poser des questions : "Quel est le meilleur site en français consacré à Linux et aux logiciels libres ?" Il ne faut s'adresser à personne (au sens d'être vivant, oui je parle à mon chat et je continuerai de le faire).

    A enseigner aux étudiants pour qu'ils prennent soin de leur santé mentale dans le monde qui vient.

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