Pas besoin de réfléchir des heures pour se convaincre que la philosophie du libre n'est pas quelque chose qui remet frontalement en cause la société capitaliste. Il est assez fréquent, même, que l'on reproche aux libristes (car c'est bien connu, « les libristes » c'est comme « les femmes™ », c'est un bloc monolithique sans différences ni individualités) d'être plus libéraux (voire libertariens) que libertaires.
Les licences libres ne pourraient pas exister hors du cadre du système capitaliste - tout simplement parce que, hors de ce cadre, les licences tout court n'existeraient probablement pas : elles n'auraient pas lieu d'être. C'est l'une des raisons pour lesquelles je ne suis pas fan des « licences anticapitalistes ». Pour une autre raison, voir un peu plus loin.
Les licences libres, c'est plutôt quelque chose qui cherche à subvertir, en le détournant, l'un des outils du capitalisme pour en faire quelque chose de bénéfique pour la société (les gens, les utilisateurices).
Les licences copyleft ont été créées pour subvertir le copyright - ce principe absolument absurde si l'on y réfléchit un peu, qui consiste à définir un droit de copier (c'est-à-dire, plus exactement : une interdiction de copier lorsque ce droit n'est pas satisfait). Alors que la copie, avec ou sans modifications, c'est la base de l'apprentissage et de l'évolution (ce n'est pas les LLM qui me contrediront) : la copie, c'est la vie !
Et comme vous le savez aussi bien que moi, le copyleft n'est pas non plus une autorisation à faire tout et n'importe quoi, c'est quelque chose pour se défendre contre les grands prédateurs de la « Big tech ».
Paradoxalement, ce sont des libertaires qui souhaiteraient mettre en place des licences plus restrictives, tout particulièrement au niveau des usages - sous le motif qu'iels ne souhaitent pas que les techbros fachos puissent se servir de leur code. Cela peut s'entendre. Sauf que ça ne marche pas comme ça. De telles licences, non seulement sont plus fragiles, mais risquent de rater leur objectif : nuisant à celleux qui en auraient vraiment besoin tout en restant inefficaces contre les grosses entreprises et leurs armées d'avocats. Quand on voit qu'il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'un éditeur de logiciel libre, Entr'ouvert, gagne contre Orange, je n'ose même pas imaginer ce que ça aurait donné s'ils avaient utilisé des licences moins robustes1.
Cela m'a fait penser (parce que j'ai l'esprit un peu tordu) à l'apparente opposition2 entre deux courants du féminisme que j'apprécie tout particulièrement car ils sont anti-essentialistes et radicaux (au sens où ils s'efforcent de penser les problèmes à la racine) : le féminisme matérialiste et le féminisme queer. Les matérialistes combattent frontalement le patriarcat. Les queer cherchent plus à le subvertir de l'intérieur.
Pour moi, promouvoir les licences libres est une attitude queer. On ne rejette pas le système, on cherche à le hacker, le subvertir, l'adapter à nos besoins. C'est une stratégie de l'ici et maintenant, une lutte de l'intérieur du système. Car c'est tout de même assez tordu (queer) de résister aux licences capitalistes en inventant de nouvelles licences capitalistes, tout particulièrement celles qui sont contaminantes !
Ce qu'on appelle la « philosophie du Libre » remet en cause l'idéologie dominante en mettant en avant le partage plutôt que la bunkerisation des outils et des connaissances. Mais cela ne cherche pas particulièrement à remettre en cause le capitalisme. D'autant qu'il y a chez certains libristes une fascination de la tech qui peut les rend aveugles à certains récifs : hier la blockchain, aujourd'hui les SRAS3. Et je ne parle même pas de celleux qui préfèrent parler d'Open Source plutôt que de Libre4.
La philosophie du Libre prioritise « la liberté » des utilisateurices avant tout autre chose (et certains diront même : à l'exclusion de tout autre chose). C'est à la fois peu et beaucoup. Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que nous sommes toustes l'utilisateurice de quelqu'un d'autre. Il n'y a pas, d'un côté, les Architectes (les développeureuses) et, de l'autre, les Utilisateurices. Plus la technique, plus le code, sont complexes, plus cela crée des strates d'utilisateurices. Nous sommes toustes inderdépendantes les unes les autres et ce que dit le Libre, c'est qu'il faut que toutes ces strates nous laissent libres : d'étudier, reproduire, modifier, retransmettre, avec ou sans modifications.
Or concernant les SRAS - tout au moins ceux dont on ne maîtrise pas l'ensemble des données d'apprentissage, quelles que soient les strates supérieures, on reste l'utilisateurice d'un modèle qui ressemble plus à une boîte noire qu'à autre chose. Et ça, c'est dangereux, non seulement en termes de liberté, mais aussi en termes de sécurité et d'autonomie.
Alors restons subversif·ves. Cultivons nos propres outils. Forgeons ceux dont nous avons vraiment besoin. Refusons les gadgets écocides des techbros. Ne nous laissons pas séduire par les bonimenteurs, par cette hype autour de l'« IA » qui tend à nous faire croire que les outils d'extrusion de textes synthétiques (synthetic text extruding machines5) sont autre chose que ce qu'ils sont : des machines à compléter du texte en fonction des occurrences les plus probables.
Ce n'est pas grave de ne pas faire comme tout le monde. Au contraire, c'est ce qui nous définit et fait notre force.
Restons libres. Restons queers.
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J'aurais tendance, en ce qui me concerne, à parler plutôt de complémentarité. ↩
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Systèmes Résultant d'Apprentissage Stochastique. Voir ce billet sur Linuxfr ainsi que ma conférence aux JDLL 2025. ↩
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Quelque part, l'Open Source a été créée pour subvertir la subversion, la faire rentrer dans le rang (du capitalisme). ↩
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Expression tirée de The AI Con. Si vous n'avez pas encore lu ce bouquin, lisez-le, c'est d'utilité publique. ↩
# Où placer la subversion ?
Posté par Zatalyz (site web personnel) . Évalué à 6 (+4/-0).
J'ai beaucoup aimé ta conférence sur l'IA aux JDLL. Merci de l'avoir retranscrite au passage, ce qui m'a permis d'y accéder.
J'avais un questionnement à sa lecture, qui se réactive ici : je comprends bien la détestation de l'IA en tant que projet politique, mais j'ai l'impression que tu ne l'applique pas forcément à tous les outils placés sous le nom "d'IA". S'il y a des modèles réellement libres qui émergent, c'est à dire avec des données acquises en respectant les licences, est-ce que tu considèrerais ça comme acceptable ? Encore que, il faudrait sans doute que cela se place aussi dans un projet politique suffisamment "à côté" aussi : s'il faut bétonner et faire des centrales nucléaires en plus pour un LLM libre, je ne sais pas trop s'il serait fondamentalement différent des autres.
De même que le copyleft est effectivement basé sur le copyright pour le détourner de son objectif initial, est-ce que tu envisages que les outils et algorithmes associés à "l'IA" puissent être détournés pour un usage profitable ?
À titre personnel je me questionne beaucoup. J'explore et expérimente (comme j'ai pu le faire avec d'autres produits capitalistes et d'autres copies de produits), pour essayer de comprendre les possibilités et limites. Il y a des aspects où c'est juste effrayant, comme les GAFAMS peuvent l'être. Une couche au dessus même, parce que le potentiel de destruction est exponentiel. Il y a aussi des usages possibles des outils (LLM et autres) qui peuvent être plutôt positifs, et d'autres enfin où s'en interdire l'usage risque de donner un avantage à un certain type de monde, et pas le meilleur à mon goût. Je n'ai vraiment pas de réponse à tout ça, il me faudra une dizaine d'année encore au moins pour me faire un avis tranché, mais ta lecture de tout cela m'intéresse et m'aide à comprendre certains mécanismes.
# Quelques commentaires
Posté par lejocelyn (site web personnel) . Évalué à 4 (+2/-0).
Je serais un peu plus nuancé sur ce sujet. Je ne sais pas si on peut dire que les sociétés pré- ou non-industrielles ne sont pas capitalistes ; ça dépend déjà en partie de comment on définit le capitalisme : accumulation du capital ou aliénation du capital. Mais dans la société non-industrielle au sein de laquelle j'ai vécu et avec laquelle je travaille (ici https://www.openstreetmap.org/#map=14/-16.41591/167.77419), je vois des formes d’appropriation et d’aliénation via la propriété privée ou linéaire du foncier et des biens culturels. Ces sociétés pratiquent également la limitation des pratiques culturelles via l'appropriation de l'autorat et de la production des œuvres de l'esprit. Par exemple, le droit de conter certaines histoires ou de pratiquer certains motifs peut être possédé par des linéages précis. Et ces histoires, qu’un étranger classerait comme mythe, légende ou conte, sont perçues localement comme l'Histoire. Et ça a des conséquences très fortes. Travaillant à un dictionnaire culturel avec les vieux d'un village là-bas, je n'ai pas pu documenter certains sujets car les explications liées à ceux-ci sont privées et les vieux concernés ne souhaitaient pas les divulguer publiquement. Et je sais que ça a attristé de nombreux membres de cette communauté, car pour ces derniers, c'est vécu comme une partie de leur identité qui est possédée par des vieux et protégée par un tabou/droit linéaire.
Bref, je ne sais pas si le droit d’auteur est lié au capitalisme, car peut-être que l'on peut considérer ces personnes capitalistes d'une certaine manière, mais clairement, ce n'est pas une invention nécessairement liée au capitalisme industriel.
De manière générale, je n’aime pas trop les gros concepts fourre-tout comme capitalisme, patriarcat, fascisme, car finalement, on y met tout et n'importe quoi, aussi bien comme cause que comme effet. Finalement, je trouve que ces concepts, surtout qu'ils sont souvent simplement acceptés comme tels, n’aident pas à expliquer quoi que ce soit et qu’on ferait mieux de s’en passer pour mieux discuter.
Et pour débattre un peu : de mon côté, si je vois plein de problèmes et de limites aux différentes formes d'IA, mais actuellement, je dois avouer que ça m’aide énormément à résoudre des problèmes que je n’arrivais pas à résoudre auparavant. Ça m’énerve un peu les gens qui réduisent l'IA à une hype, car je trouve ça tellement utile pour coder, surtout probablement en tant que mauvais codeur.
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