Interview de Jean‐Philippe Mengual, sur lʼaccessibilité

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31
oct.
2019
Communauté

Si vous avez fréquenté, par exemple, les RMLL, vous avez fort probablement croisé la haute silhouette de Jean‑Philippe Mengual. En effet, il est coutumier de ce genre de manifestations, c’est d’ailleurs là que j’ai fait sa connaissance. Jean‑Philippe est tombé dans GNU/Linux, comme d’aucuns sont tombés dans la marmite, aux tout débuts de ce millénaire et a été très actif sur la liste Accessibilité de l’April.

Quand, en 2015, il se lance dans la création d’Hypra, entreprise spécialisée dans l’informatique à destination des personnes ayant des difficultés à utiliser un ordinateur, tout naturellement, c’est vers une solution GNU/Linux qu’il s’est tourné.

Tu as commencé à utiliser GNU/Linux au début de ce millénaire, pourquoi avoir fait ce choix ? Sur quelle distribution ?

J’ai choisi Debian, parce que leur devise, parlant d’un système d’exploitation universel, m’a touché immédiatement. C’est cette même idée qui nous a fait choisir ce système quand nous avons fondé Hypra, Corentin Voiseux et moi. Nous avons voulu élargir le concept en passant d’une définition technique à une conception utilisateurs : l’universalité devait signifier que n’importe quel utilisateur, quel que soit son profil, doit pouvoir utiliser un ordinateur. D’où le PC à Accès Universel.

Quelle est la distribution que tu utilises à l’heure actuelle et pourquoi ?

Désormais j’utilise Hypra. Ce système se base sur Debian, qui est plus accessible qu’Ubuntu pour un utilisateur débutant grâce à un cycle de développement doux. Mais il l’améliore en y impulsant quelques changements pour mieux s’adapter à des profils éloignés du Numérique et pour leur faire profiter des technologies libres les plus avancées sans rogner sur leur accessibilité. On prend le meilleur de Debian, on gomme le moins bon et on améliore l’expérience utilisateur.

Est‐ce que ta distribution a été facile à adapter ?

Debian nous a bien accueilli, oui. L’équipe d’accessibilité créée par Mario Lang en 2004 a fait un travail magnifique, porté aujourd’hui avec talent par Samuel Thibault. Ils doivent être remerciés car sans eux, et les autres distributions le montrent, l’accessibilité n’existe pas ou reste théorique. Grâce à eux, notre travail a été beaucoup facilité.

Ils ne peuvent pas néanmoins pallier tous les manques des logiciels distribués par Debian. Or, ces logiciels sont souvent gérés par des communautés peu au fait de l’accessibilité, refusant parfois des correctifs pour de vagues motifs de performance et tolérant une expérience utilisateur dégradée pour les utilisateurs les plus fragiles, comme moi. Cela contraint, la plupart du temps, Hypra à porter seul l’inclusivité des outils pour tous les utilisateurs.

En termes d’accessibilités des personnes ayant de forts déficits visuels, quels sont les atouts et les désavantages de GNU/Linux ?

Pour des personnes débutantes, âgées, voire en situation de handicap, l’environnement Hypra leur offre un environnement serein, stable, simple, prévisible et sans virus. Il est standard et non spécialisé (a contrario de nombreuses solutions dirigées vers les seniors) et donc non‐stigmatisant dans l’avancée en âge et donc véritablement inclusif de tous.

Mais il reste le sujet, pour certains logiciels, du travail fait sur leur accessibilité par leurs concepteurs. Étant libres, tout le monde peut le faire théoriquement, mais encore faut‐il que les gestionnaires les soutiennent.

Quels outils d’assistance utilises‑tu et préconises‑tu ?

Nos bénéficiaires non‑voyants, dont moi, utilisons Orca pour le retour vocal, et BRLTTY pour le braille. Notre chef de projet basse vision utilise Compiz, dont la loupe l’aide beaucoup. On travaille tous, voyants ou pas, sur le bureau Mate, épuré et flexible.

Un outil qu’on vient de rendre disponible est aussi Natbraille, qui permet de taper du texte, notamment scientifique, en braille, puis de le voir converti en notation normale et vice versa. Hypra est désormais le seul système proposant ça de base, et Debian la seule à intégrer cet outil avec autant de profondeur.

C’est cette liberté permise par le logiciel libre qui nous permet aussi de donner accès aux personnes non voyantes à la cartographie d’Open Street Map et à la géométrie, bref à la représentation graphique des choses sur un ordinateur. Tactos travaille avec nous en ce sens depuis l’Université de technologie de Compiègne et on va sortir ce beau projet en 2020.

Quel surcoût ces outils représentent par rapport à un ordinateur courant ?

Je parlerais plutôt de sous‑coût. Un ordinateur universellement accessible acheté dans le commerce, donc avec retour vocal, agrandissement performant, technologies braille, aides à la lecture, coûte environ 4 400 euros, si on y ajoute une à deux journées de formation. Chez Hypra ça tourne plutôt autour de 2 500 euros, 12 heures de formation et d’assistance comprises, matériel et logiciels compris, et sans repasser à la caisse à chaque mise à jour. Et il ne faut pas oublier que, nombreux sont les gens qui ont besoin et du retour vocal et d’un retour visuel aménagé, les malvoyants et non‑voyants, c’est environ 2,5 millions de personnes en France.

Tu es l’un des fondateurs d’Hypra, peux‑tu nous présenter vos missions et vos réalisations ?

Notre société se fixe pour mission l’inclusion numérique et l’émancipation des utilisateurs les plus fragiles, bien plus nombreux qu’on le pense. L’État les estime à treize millions en France, parmi lesquels six millions de seniors. L’argent public va volontiers vers la fracture numérique primaire (les zones sans réseau) mais a du mal à voir celle secondaire, c’est‐à‐dire celle des usages. En revanche, il mène bon train la dématérialisation, sans se rendre compte qu’il déclasse ainsi une part importante de la population.

Hypra répond à cet enjeu par des ateliers collectifs d’inclusion numérique destinés aux primo‐accédants, quand les acteurs publics le souhaitent, visant à redonner aux gens la confiance en eux, à prendre leurs repères dans leur navigation, l’espérance d’être acteurs citoyens malgré le Numérique, la perspective de ne pas finir isolés et exclus des grandes évolutions sociétales. Le sujet est devenu intensément politique. C’est Armelle Oger, journaliste chez Wedemain, qui faisait le lien entre le déclassement numérique et la crise des gilets jaunes. C’est on ne peut plus vrai. On ne se rend pas compte de la violence de l’exclusion numérique de notre temps. Seules quelques grandes figures (comme Ken Loach dans ses films) en parlent, et les pouvoirs publics minimisent l’enjeu et la réponse à apporter. C’est pourtant bel et bien une bombe à retardement.

Ensuite, au plan individuel, on accompagne, souvent à l’issue des ateliers, de façon personnalisée, les gens sur le PC à accès universel pour qu’ils ne soient jamais seuls devant leur ordinateur et qu’ils prennent confiance en eux et dans leurs usages, grâce à un soutien humanisé constant à distance. C’est notre deuxième offre que l’on appelle « le Numérique pour tous » : PC à Accès Universel mis à disposition quasi‐gratuitement et accompagnement personnalisé et illimité.

À quelles difficultés spécifiques sont confrontées les personnes que vous formez : logiciels peu accessibles, machines inadaptées, autres difficultés pour accéder à l’écrit ?…

Les gens qui viennent à nous, en atelier ou individuellement, sont très angoissés. Ils sont souvent frustrés, perdus, et pensent ne pas pouvoir s’insérer dans cette société numérique. Cela se comprend quand la pression sociale et le marketing massif leur font croire que l’ordinateur ou la tablette sont super intuitifs. Ils achètent, échouent, et on leur dit qu’ils ne sont pas à la mode alors que les appareils sont juste inadaptés à eux. Pas dans l’absolu, mais à eux.

Cela devient un enjeu politique : ils rejettent la dématérialisation des services publics qui est trop rapide et fait exploser le non‑recours au droit.

C’est tout ça qu’on doit gérer en accompagnant nos utilisateurs et nos utilisatrices. Les barrières sont bel et bien liées à la difficulté du changement, peu à la technique. Mais croire qu’on résoudra le souci en transmettant des compétences techniques est une erreur tragique. Et encore pire quand la personne qu’on a décrite a une déficience visuelle qu’elle vient d’acquérir.

L’inclusion numérique, c’est bien d’abord de la conduite du changement, et cela emprunte bien davantage aux sciences humaines qu’à la technique. C’est ma formation à Sciences Po qui m’a permis de le comprendre et d’avoir ces clefs de compréhension du phénomène de l’exclusion numérique.

Mais ce que je voudrais que les communautés intègrent aujourd’hui, c’est que les approches techno‐centrées du monde du logiciel libre participent aujourd’hui de cette exclusion numérique. Quand on dit : « je ne code pas accessible, et je ne veux pas faire d’effort », on dit en fait : « je me fous d’exclure les utilisateurs les plus fragiles ». Cela me brise le cœur d’entendre encore ce discours avoir cours aujourd’hui dans certaines communautés, et cela me plonge parfois dans le doute quant au décalage entre l’affichage éthique du logiciel libre et l’action de certains de ses membres.

Je dis aux développeurs et aux développeuses : vous ne savez pas comment faire ? Vous voulez prendre votre part ? Venez nous voir, ouvrez‐vous, parlons‐en, parlez de l’accessibilité dans vos sociétés, nous déposons des centaines de bogues chaque année dans des dizaines d’applications. C’est ce que certains développeurs de Red Hat ont fait par le passé. Chacun porte une responsabilité individuelle.

Il y a peu nous avons échangé sur des documents et l’accessibilité de LibreOffice. Est‑ce que LibreOffice est accessible aux personnes qui utilisent des dispositifs d’assistance ? Dans quelles conditions les documents sont‑ils accessibles, qu’est‑ce qui ne l’est pas ?

Il serait malhonnête de dire que LibreOffice est accessible aujourd’hui. Certes, la plupart des menus fonctionnent, et TDF a fait des efforts en finançant des tests de non‑régression.

Mais LibreOffice ne rend pas disponible aux technologies d’assistance tout ce que contient un document, si bien que les lecteurs de documents sous LibreOffice n’accèdent pas aux cadres, aux images (tout au moins à l’information quand elle existe), aux notes de bas de page, aux commentaires, aux éléments de formulaires, aux sections. Les contournements sont possibles parfois, mais très lourds. Dans les fonctionnalités, certaines restent difficiles d’accès, comme les styles, en dépit de progrès certains récemment, ou les formules. De même pour les présentations Impress, qui pourraient être plus accessibles, mais là encore, la technologie est « cassée ».

Malgré cela, on accède à la navigation dans un document classique, aux titres, au format d’un caractère, bien que là encore, l’information ne soit pas transmise dynamiquement. On arrive à manipuler des classeurs.

Au global, c’est surtout une relative instabilité avec la technologie d’assistance qui fait peur aux gens. Mon regret est que la communauté refuse toute ligne directrice. Sa priorité, ce n’est pas que ça soit accessible, mais qu’on ait des contributions, charge aux personnes en situation de handicap de suivre les développements, de les corriger, le tout financé par l’État. Sauf que l’État a du mal à imposer ce logiciel chez lui, l’aborde en passager clandestin, et les entreprises ne peuvent pas financer l’accessibilité : on finance une amélioration si l’on a des garanties qu’elle se maintiendra dans le temps, pas si on nous dit : « si on a une contribution, on l’accepte, qu’elle casse ou pas l’accessibilité ».

Ceci n’enlève rien au fait que l’accessibilité des documents passe par une bonne structuration via les outils du traitement de texte (styles, objets, etc.).

Tu as été très actif sur la liste accessibilité de l’April pendant un temps, liste qui, depuis, est très calme. Pourquoi n’interviens‑tu plus dessus ?

Je pense que l’accessibilité et l’inclusion numérique des seniors sont des questions trop lourdes pour être portées par une association qui priorise la liberté des techniciens à l’utilisabilité réelle des logiciels. Cette doctrine historique a d’ailleurs eu déjà un impact : tout est libre aujourd’hui, mais dans le Cloud. Le Libre théorique a gagné. Mais les utilisateurs et les utilisatrices sont de plus en plus seuls, sans interlocuteur, livrés à une expérience souvent décevante, et entendent un « c’est facile ».

Donc, j’ai préféré consacrer mon énergie à financer des développeurs et des développeuses, des formateurs et des formatrices, des gens pour suivre la qualité de l’accessibilité et la tester. Je ne veux plus parcourir les chemins et dire « le Libre, c’est cool, ça marche et c’est accessible », alors que je sais très bien que cela ne marche que si les gens ont des compétences ou recours à un service qui les accompagne. Je préfère donc dire « le Libre, ça rend potentiellement l’informatique à la portée de tous » et créer les conditions pour que la population exclue du Numérique en tire tout le potentiel émancipateur, finançant en même temps des gens pour contribuer à l’accessibilité.

Or, ce genre d’effort, sur le poste de travail en tout cas, je n’ai pas trouvé dans l’April un soutien pour le porter, notamment parce qu’on dévie très vite vers le « do it yourself », le « bidouille », le reconditionnement, bref des sujets passionnants mais qui échappent à notre public. Le Libre en France, c’est « l’utilisateur est libre, à lui d’apprendre à se servir de sa liberté, venez voir comme c’est stimulant d’apprendre ». La réalité du Numérique, c’est « je suis lambda, l’info ça me dépasse, je veux juste que ça marche et savoir à qui parler immédiatement quand je panique ». L’approche d’Hypra a permis à près de mille personnes d’utiliser ou d’apprendre à utiliser l’ordinateur sous Debian. Autant vous dire qu’ils se moquent bien des débats inter‐distributions, inter‐bureaux, inter‐langages, des puces à un euro fabriquées en fablab à partir de matériel chinois et inesthétiques au possible. Ils étaient déprimés ou inquiets, Hypra les a rendus autonomes par le logiciel libre accompagné.

Au niveau professionnel, quels logiciels libres utilises‑tu, sur quel système d’exploitation ?

Toute notre équipe de huit personnes tourne sur Debian. On utilise Dolibarr, Piwik, SPIP ou équivalent libre, Nextcloud ; bref, une infrastructure totalement libre et accessible. Sur les postes, on a Thunderbird, LibreOffice (version ancienne car accessible) et Firefox.

Quelle est ta distribution GNU/Linux préférée et pourquoi, quels sont tes logiciels libres préférés ?

Debian reste ma distribution favorite, et pour longtemps.

Côté logiciel, je soutiens Thunderbird, parce qu’ils font ce dont je rêve : ils s’appuient sur nous pour les bogues, les corrigent et financent, introduisent des tests de non‐régression, etc. Bref, LE mode de fonctionnement qui va aider tous les utilisateurs. MATE fait aussi preuve d’une vraie ouverture là‑dessus. Et enfin, je ne peux pas passer sous silence Orca, qui résulte d’un effort colossal de Joanmarie Diggs soutenue par Igalia, et qui est la pierre angulaire de l’aide à la lecture vocale. Un grand merci à elle et à la fondation GNOME qui travaille d’arrache‑pied à l’accessibilité graphique sous GNU/Linux, même si je ne vous cache pas que les décisions récentes nous inquiètent.

Sam Hartman est à la tête de Debian depuis avril dernier. Quels effets lʼarrivée d’une personne non‑voyante à cette position peut avoir sur l’accessibilité au sein de Debian et sur Hypra ?

Cette arrivée est, sociétalement parlant, une bonne nouvelle. Elle montre que les développeurs Debian ne font pas du handicap un sujet pour élire leur leader.

Elle ne change toutefois pas grand‑chose à l’accessibilité. D’abord, parce que le DPL n’a pas de pouvoir chez Debian et qu’il ne peut que soutenir symboliquement le travail de l’équipe d’accessibilité en les remerciant, mais pas plus. Ensuite, parce qu’il a choisi, et ça se respecte, de précisément ne pas faire sien ce sujet, de ne pas y participer. Peut‑être en serait‑il autrement si une personne non voyante prenait la tête de la fondation GNOME, mais ce n’est pas à l’ordre du jour. Et pourtant GNOME a un rôle historique énorme dans le domaine, dont on espère qu’elle acceptera de prolonger la portée avec un soutien à l’accessibilité de Wayland.

Quelle question aurais‑tu adoré qu’on te pose (évidemment, tu peux y répondre) ?

« Comment te positionnes‑tu au sein des communautés ? »

Je poursuis mon effort pour informer, acculturer, « évangéliser » les communautés sur le rôle de l’accessibilité pour que le Libre garde une portée éthique audible. Cela dit, avec Hypra, on se pose en passerelle entre le monde des techniciens et celui des utilisateurs éloignés des technologies. Notre but est de faire progresser l’expérience utilisateur et, ainsi, d’enrichir les logiciels libres, sur le plan de l’UX, de l’UI et de l’accessibilité.

Quelle question aurais‑tu détesté qu’on te pose (en espérant que je ne te l’ai pas posée) ?

« Linux en entreprise, ce n’est pas possible, n’est‑ce pas ? »

Si, c’est possible. Surtout dans un monde où de plus en plus d’applications métier sont sur le Web. La Gendarmerie l’a réussi, ce cap d’un passage à GNU/Linux sans rogner l’accessibilité. Enercoop aussi. Donc, oui, c’est possible.

Merci beaucoup Jean‑Philippe (si, au passage, tu pouvais nous dire ce que tu penses de l’accessibilité de LinuxFr.org, on adorerait).

Aller plus loin

  • # Liberté 0?

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 3.

    Qu'est devenue l'association au fait? Je l'avais découverte pendant les RMLL 2014.

  • # Accessibilité

    Posté par  (site web personnel) . Évalué à 4.

    J'ai un très bon souvenir de Jean-Philippe et de ses démonstrations sur l'(in)accessibilité pour un non voyant.
    C'était très instructif, une chouette personne aussi.

    les pixels au peuple !

    • [^] # Re: Accessibilité

      Posté par  (site web personnel, Mastodon) . Évalué à 2. Dernière modification le 05 novembre 2019 à 00:09.

      J'avoue que j'ai du mal à le considérer comme « faible » :-) bien que je comprenne ce qu'il veut dire par là.

      Plus sérieusement, sur les documents sur lesquels on a échangé, je suis absolument consternée de voir les problèmes qui se posent. Je ne pensais pas que la situation était aussi lamentable.

      « Tak ne veut pas quʼon pense à lui, il veut quʼon pense », Terry Pratchett, Déraillé.

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